G.H.C. Bulletin 1 : Janvier 1989 Page 5

Guadeloupéens à Kourou au XVIII° siècle (suite)

de FIEDMOND et à moi,  tendant  à  l'indemniser  de  cette
perte.   
     Rien n'est plus juste que sa demande, mais nous avons 
été fort embarrassés pour déterminer sur qui devait tomber 
le paiement de cette indemnité. Elle ne peut regarder  que
la colonie, le détachement ou  le  Roi.  Mais  comme  nous
n'avons point cru  devoir  décider  la  question,  n'ayant
nulle ordonnance ou réglement qui puisse  nous  servir  de
guide dans un pareil cas, j'ai l'honneur de  vous  exposer
et de plaider devant vous la cause de ceux sur  qui  pour-
rait tomber cette indemnité et  de  vous  en  demander  la
décision.       
     Il paraît d'abord naturel que ces deux nègres  soient
répartis sur toute la  colonie  et  soient  payés  par  la
caisse des répartitions, tous les habitants pouvant éprou- 
ver un pareil malheur. Mais cette caisse  n'étant  établie
que pour payer les nègres suppliciés ou  tués  en  marron-
nage, on ne peut l'affecter à ce cas et il paraît  injuste
de faire payer à la  colonie  une  méprise  faite  par  un
détachement.
     D'après ces raisons, il sembleraient  qu'il  convient
de faire indemniser le Sr. MERCIER  de  la  perte  de  ses
nègres par le détachement qui a fait la méprise.  Mais  ce
détachement n'est en faute que pour avoir montré  trop  de
zèle et n'a tué ces esclaves que parce qu'il  les  a  pris
pour des nègres marrons auxquels  ils  avaient  crié  plu-
sieurs fois "arrête" et parce que, ne pouvant pas bien les 
distinguer au travers des bois qui sont ici fort embarras- 
sés par les lianes ou plantes  rampantes  qui  s'attachent
aux arbres et font presque un filet impénétrable, ils  ont
craint qu'ils ne leur échappassent  s'ils  ne  les  fusil-
laient. D'après cet exposé, il  paraît  injuste  aussi  de
faire payer à ce détachement ces deux nègres tués.   
     D'ailleurs, une partie de ce détachement étant compo- 
sé d'indiens qui n'ont aucune propriété, ils ne pourraient 
rien payer. Il en est de même des soldats. Il  n'y  aurait
donc que le commandant  avec  quelques  pauvres  habitants
qu'il avait avec lui sur qui ce paiement pût tomber;  mais
ce commandant qui était lors de cet accident dans un autre 
endroit, ayant partagé son détachement,  doit-il  répondre
de la méprise qu'a faite un de ses partis à  qui  même  il
avait recommandé de crier plusieurs fois "arrête" avant de 
faire  feu?  Enfin  rien  ne  serait,  Monseigneur,   plus
dangereux que de ralentir le  zèle  des  détachements  qui
seraient par la suite envoyés contre les nègres marrons et 
cela arriverait indubitablement si l'on faisait payer  par
les détachements les  méprises  qu'ils  pourraient  faire,
dont  heureusement  il  n'y  a  pas  jusqu'à  ce  jour  eu
d'exemples. 
     Toutes ces raisons de défenses  pour  la  colonie  et
pour le détachement nous font penser que le Roi seul  doit
indemniser le S. MERCIER  de la perte  de ses deux nègres, 
d'autant qu'il doit sûreté et tranquillité à ses sujets.
     L'indemnité à accorder au S.  MERCIER  peut,  Monsei-
gneur, monter de trois à quatre mille francs, vu la quali- 
té des nègres qu'il a perdus. Cet habitant  mérite  d'ail-
leurs des considérations particulières. C'est  un  parfait
honnête homme chargé d'une famille composée  de  neuf  en-
fants, pour l'établisement desquels il s'est  sacrifié  en
quittant à l'âge de soixante et quelques années la  Guade-
loupe où il ne pouvait  s'étendre  pour  venir  à  Cayenne
faire de nouvelles habitations, pour sa famille,  dans  le
commencement desquelles il a éprouvé beaucoup de pertes en 
nègres et essuyé de très fortes maladies.   
     Je suis avec un très  profond  respect,  Monseigneur,
votre très humble et très obéissant serviteur.
                                             DELACROIX     

NOTES

(1) César Jacques de LA CROIX,  chevalier,  conseiller  du
Roi, maître ordinaire en sa Chambre des Comptes de  Paris,
commissaire général de la Marine, ordonnateur à Cayenne.
(2) Louis Thomas JACAU de FIEDMOND, lieutenant colonel  et
commandant d'artillerie, commandant par interim et comman- 
dant particulier de la Rivière de Cayenne à  la  frontière
des Portugais, puis gouverneur de Guyane.
(3) " l'île de Cayenne", la ville étant construite sur une 
île de la rivière de Cayenne.
(4) on appelait ainsi les esclaves enfuis  pour  vivre  en
liberté, en "marronnage".
(5) Jean Antoine BRULETOUT de PRéFONTAINE  lieutenant  des
troupes de la marine puis  commandant  particulier  de  la
partie Nord de la Guyane.
(6) maison collective des indiens.
(7) portion de forêt où on abat les arbres.
(8) raper le manioc pour en faire de la farine.
Nota : les notes 1 2 et 5 viennent de l'Inventaire  de  la
Série C 14 (Correspondance au départ de la Guyane).

                         ++++++++

     On pourrait  bien  sûr  lire  cette  lettre  avec  un
mentalité du XX° siècle et parler d'une "bavure" policière 
ou s'indigner d'une justice de classe ou de l'immixtion du 
pouvoir exécutif dans le  pouvoir  judiciaire,  etc...  On
peut aussi épiloguer sur le fait que rien ne  change  dans
les comportements des personnes au long des siècles tandis 
que le jugement collectif, lui, évolue. Nous laissons cela 
à ceux qui utilisent l'histoire pour appuyer leurs thèses.
     Si cette lettre nous semble intéressante  à  publier,
c'est essentiellement pour trois raisons.
     D'abord, c'est un témoignage sur la vie en Guyane  (à
Kourou!) à la fin du  XVIII°  siècle,  sur  la  végétation
"impénétrable", les activités (abattre le bois, grager  le
maïs), les différents groupes humains (nègres esclaves  et
nègres marrons, indiens, petits  blancs  et  officiers  de
milice,  administrateurs,  immigrés  d'autres  îles),  les
difficultés de vivre et faire vivre une famille.
     Ensuite  on  peut  admirer  la  construction  et  les
arguments  du  plaidoyer  pour  en  arriver  au  noeud  de
l'affaire : c'est le Roi qui doit payer! et,  comme  c'est
un problème nouveau,  on  espère  que  le  jugement  "fera
jurisprudence".
     Enfin cet acte nous a  mis  sur  la  piste  d'un  des
nombreux essais de peuplement de la Guyane, cette fois par 
des guadeloupéens, qui ont suivi immédiatement la  malheu-
reuse expédition de Kourou,  tentative  de  peuplement  en
1764  par des allemands et des alsaciens qui y sont  morts
en masse. Nous avons reconstitué  par  la  lecture  de  la
Correspondance de Guyane (C 14) l'histoire de  ce  peuple-
ment et, par les registres paroissiaux,  la généalogie  de
cette famille MERCIER, mais aussi  des familles NORMANDIE, 
ICHIER TERRASSON, LOGOIS, GUILLOCHEAU, CHAILLOU, BOURGOIN, 
tous passés du Moule en Guadeloupe à Kourou en Guyane, que 
nous vous présenterons la prochaine fois. 


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