G.H.C. Bulletin 2 : Fevrier 1989 Page 10

Tremblement de terre à la Jamaïque en 1692
B. et Ph. Rossignol

     La Jamaïque a terriblement souffert il y  a  quelques
mois du cyclone Gilbert. La nature n'est pas  tendre  pour
la région caraïbe et ce n'est pas nouveau. Une  lettre  de
la fin du XVII° siècle décrit avec des détails digne  d'un
journaliste spécialisé dans les catastrophes  un  tremble-
ment de terre dans cette même île. 
                            ++
                         ++++++++
                            ++
     A bord du vaisseau l'Industrie dans la baie  du  Port
Royal de la Jamaïque le 30 juin 1692

     Il est bien difficile de vous  dépeindre  au  vif  le
misérable état où nous sommes ici.  Dieu  tout-puissant  a
lancé sur nous sa colère le 7 du mois de juin dans le Port 
Royal. Le ciel était serein, sans vent, le soleil  parais-
sant plein de rayons. Il est survenu entre onze heures  et
midi un tremblement de  terre  qui  en  moins  d'un  quart
d'heure a mis presque toutes les maisons de  la  pointe  à
bas et dessous l'eau qui passe 6 brasses par dessus.  J'ai
échappé de la mienne avec une peine incroyable. Il y en  a
plus de 1000 abîmées et plus de 3000 personnes noyées.  On
ne saurait nombrer la perte des marchandises et  d'argent.
Je n'ai pu rien sauver du mien, pas même un  seul  de  mes
livres. 
     S'il n'y avait pas eu heureusement  quelques  navires
dans le port prêts à faire voile, nous  serions  péris  au
nombre de 400 qui  sommes  échappés,  la  plupart  sur  le
vaisseau l'Industrie. Nous souffrons de grandes misères  à
cause que nous sommes trop de monde et  que  nous  n'avons
pas de vivres : nous avons été 10 jours à ne manger que 10 
onces de pain chacun.   
     Le tremblement a été général dans toute  l'île  :  il
n'y est pas resté une maison debout; il y a plus  de  4000
arpents de terre sous l'eau et  une  infinité  de  peuple.
Tout est en confusion parmi ce qui subsiste encore et,  ce
qu'il y a de plus étrange, c'est qu'on ne  voit  présente-
ment que voleries et assassinats, chacun prenant par force 
ce qui n'est point à lui, sans raison ni justice. Enfin il 
n'y a point de père pour fils ni de fils pour  père;  tout
le monde est devenu tyran et  barbare.  Les  nègres  mêmes
sont devenus rebelles à leurs maîtres  et  on  n'ose  leur
rien dire jusqu'à ce qu'on voie la fin de nos malheurs. 
     La mer est toute couverte de corps morts : on y  voit
des mères tenant leurs enfants entre leurs bras; tous  les
corps sont puants. La mer océane se  communique  présente-
ment avec celle du sud. La première secousse  du  tremble-
ment a fait briser trois gros navires et coulé plus de  30
barques à fond. Quantité de scélérats ont  eu  la  cruauté
d'aller, l'épée à la main,  comme  dans  une  ville  prise
d'assaut, piller toutes les maisons où il restait  quelque
chose debout.  
     Il y avait ici des négociants qui avaient plus de 100 
mille écus en caisse qui sont péris ou n'ont plus rien. Le 
négoce de cette île était des plus florissants  de  l'uni-
vers; c'était le grand magasin où notre nation mettait  en
dépôt toutes les riches marchandises  qu'elle  tirait  des
Indes et qu'elle y envoyait. Cadix avec  ses  galions  n'y
était pas comparable. C'est une vérité constante : il  est
tombé plus de 40 montagnes de cette île; tous  les  arbres
ont été déracinés et il n'est pas resté un seul  moulin  à
sucre  sur  pied.  Enfin il n'y a jamais eu  au  monde  un 
désastre si cruel que le nôtre. 
     Comme Dieu  est  miséricordieux  et  pitoyable,  nous
espérons qu'il retirera sa main de dessus  nous  et  qu'il
rétablira notre perte. On parle de rebâtir une  ville  sur
la terre ferme au haut du havre où les vaisseaux  se  peu-
vent tenir à gué. Plusieurs capitaines ont été  sonder  le
canal et ont fait leur rapport que les plus  grands  vais-
seaux y pourront tenir.
     Je ne sais plus que dire tant j'ai le coeur serré  et
l'esprit troublé de frayeur des choses que je vois et  des
cris et des pleurs que j'entends, chacun mourant  de  faim
et de soif et regrettant la perte de ses parents et de son 
bien. C'est ici la saison des lamentations de Jérémie pour 
les afflictions publiques. Je ne perds pas de parents mais 
je perds tout mon bien. N'ayant plus de livres je ne  peux
donner aucun compte de mes affaires et la plupart de  ceux
qui me doivent  sont  morts  ou  ruinés.  Pour  comble  de
malheur, j'apprends à ce moment que deux de nos  vaisseaux
sur lesquels on avait sauvé du  naufrage  quelques  barres
d'argent et d'autres effets ont été enlevés par les  fran-
çais; j'y avais assez d'intérêts. 
     Pour vous dire adieu, je vous dirai que  le  tremble-
ment continue encore. Celle-ci  va  par  un  vaisseau  qui
partira demain à la pointe du jour.

     Nota : Cette lettre a été trouvée  dans  le  vaisseau
qui la portait en Angleterre, lequel a été   pris  avec  4
autres venant de la Jamaïque et  amenés  à  Nantes  le  20
septembre 1692.
                         ++++++++
     La copie de cette  lettre  fait  partie  de  la  même
collection que la lettre de la Martinique de 1701 que nous 
avons  publiée  dans   le   précédent   numéro   (Archives
Nationales K 1232 n° 15).
     La Jamaïque a été prise par les anglais aux espagnols 
en 1655; elle  est  officiellement  anglaise  depuis  1670
(traité de Madrid). En 1692 c'est la "guerre de  la  Ligue
d'Augsbourg" entre la France et le reste de  l'Europe,  ce
qui explique les  vaisseaux  pris  par  les  français  aux
anglais. A cette époque la Jamaïque avait  une  importante
activité maritime et commerciale où s'affirmait "le groupe 
des marchands à demi corsaires et armateurs de Port  Royal
et de Kingston" (1) dont devait faire partie  l'auteur  de
cette lettre. Ce tremblement de terre est évoqué dans  une
lettre de Dumaitz de Goimpy du 20 octobre 1692 (2).

(1) M. Devèze "Antilles, Guyanes, la mer des  Caraïbes  de
1492 à 1789" S.E.D.E.S.  Regards sur l'Histoire Paris 1977
p. 207.208
(2)  Archives  Nationales  C8 A 7  (Correspondance  de  la
Martinique)

CONGRÈS

Colloque de l'Association des Historiens de la Caraïbe
      19 au 24 mars 1989 à Basse-Terre (Guadeloupe).
 De nombreuses  communications  en  français,  anglais  et
espagnol sont prévues. Nous espérons pouvoir en donner  un
aperçu dans un prochain numéro.

Colloque de la French Colonial Historical Society
        Mai 1989 à Fort-de-France et Basse-Terre.

Renseignements : Archives départementales de la Guadeloupe
             B.P. 74, 97102 Basse-Terre Cedex              



Page suivante
Retour au sommaire
Lire un autre numéro



Révision 29/07/2003