G.H.C. Bulletin 11 : Décembre 1989 Page 81

L'ODYSSEE D'UN ESCLAVE MUSULMAN
DU SENEGAL A VERSAILLES EN PASSANT PAR TOBAGO

Jacques Cauna

     L'histoire d'AMROU, trouvée dans les papiers du fonds 
Moreau de Saint-Méry (1), nous a paru de nature,  par  son
caractère exceptionnel, à intéresser les lecteurs. 
     Ce jeune Sénégalais, issu d'une famille de  chefs  de
guerre traditionnels, vit en effet une étran e  et  doulou
reuse aventure à partir du moment où sa mère, croyant bien 
faire, le confie à un capitaine anglais qui n'hésitera pas 
à le vendre comme esclave aux Antilles. Le voilà en 1787 à 
Versailles où il est entretenu  aux  frais  d'un  puissant
personnage ému de son triste  sort.  La  lettre  qui  nous
révèle les détails de sa vie laisse présager  un  imminent
retour dans sa patrie mais l'histoire ne nous dit  pas  si
cet épilogue heureux s'est concrétisé, comme on l'espère. 
     Quoiqu'il en soit, en dehors des intéressantes préci- 
sions qu'apporte cette  lettre  sur  un  sujet  dont  Jean
Fouchard a signalé l'importance  (la  présence  d'esclaves
islamisés aux îles) (2), ce document éclaire d'une lumière 
peu habituelle certains aspects de l'histoire des mentali- 
tés, tant africaines qu'européennes ou  coloniales,  à  la
fin du XVIII° siècle : naïveté de  la  mère,  perfidie  du
négrier, persistance chez les  esclaves  interrogés  d'une
reconnaissance sociale  de  type  africain  envers  AMROU,
intérêt humanitaire - philanthropie vraie, bien que  limi-
tée, ou sensiblerie au goût du jour? - des protecteurs  du
jeune héros que l'on  pourra  rapprocher  aussi  bien  des
nombreuses dénonciations de l'esclavage par  les  philoso-
phes (3) que des premières  réflexions  et  tentatives  du
Pouvoir (on pense à Turgot notamment) pour  mettre  fin  à
une pratique dont les  esprits  éclairés  s'accordaient  à
reconnaître le caractère odieux bien avant la Révolution.
                         ********
                Versailles le 4 août 1787
     J'ai interrogé de nouveau par écrit et de  vive  voix
le Nègre de Tabago (4) que  Monseigneur  m'a  prescrit  de
faire entretenir à Versailles,  jusqu'à  son  départ  pour
Sénégal. J'ai l'honneur de mettre sous les yeux de Monsei- 
gneur le résultat des réponses de ce jeune homme.
     Né de parents mahométans sur la rive droite du  Séné-
gal et bien avant dans ce fleuve (6), il s'appelle  AMROU;
son père, TRIBA, fils d'ALY; son oncle paternel, ELAIDY et 
son oncle maternel, ABOUBEKIR EL AFUé;  la  profession  de
toute la famille est la guerre; AMROU prétend que son père 
et ses oncles commandent un certain nombre de cavaliers.
     Il avait onze ans, lorsqu'il  se  présenta  dans  son
habitation un navire négrier anglais,  dont  le  capitaine
proposa à la mère d'AMROU de lui confier ce fils,  en  lui
promettant de le conduire en Angleterre où il  apprendrait
les langues et les sciences de l'Europe. La femme  y  con-
sentit et AMROU, sans attendre le consentement de son père 
qui était en campagne, s'embarqua sur le vaisseau anglais, 
dont il ignore le nom ainsi que celui du capitaine. Celui- 
ci mena son passager à Tobago et le vendit avec les autres 
nègres de sa cargaison aux habitants de cette île.
     AMROU fut acheté par Madame WELLS qui le traita  avec
assez de douceur et ne l'employa  qu'à  la  vente  de  ses
récoltes dans la ville; mais à la mort de cette veuve, qui 
a eu lieu il y a six ans environ, AMROU échoua en  partage
à M. STEWART qui le confondit avec ses autres  nègres,  le
fit travailler à la terre et le réduisit à la même nourri- 
ture qu'eux.
     Enfin Tobago tomba au pouvoir des Français (7). AMROU 
leur fit entendre ses plaintes et le récit  de  ses  aven-
tures. Le nouveau Gouverneur y eut égard et interpella sur 
ce point les nègres HAMMAD, AMMAR et LéBIB,  trois  nègres
de la colonie qui avaient été antérieurement  esclaves  de
l'oncle d'AMROU.
     M. de SAINT-LAURENT et M. le Comte DILLON  (8)  ayant
avéré la perfidie du capitaine anglais payèrent la  rançon
d'AMROU, qui en  avait  été  la  victime  malheureuse,  et
renvoyèrent le jeune homme à Monseigneur, avec  prière  de
le faire rendre à sa famille.
     Sa captivité a duré onze ans, de  sorte  qu'il  en  a
vingt-deux à peu près. Il est remarquable  qu'étant  sorti
si jeune de son  pays  et  ayant  été  obligé  d'apprendre
l'anglais et le français, il n'ait pas  oublié  sa  propre
langue, qu'il  parle  et  écrit  passablement.  Cela  seul
prouve qu'il avait reçu un assez bonne éducation.
     Au surplus il paraît fort attaché à sa religion et il 
a témoigné une grande  satisfaction  en  voyant  chez  moi
ISHAC BEY et son valet de chambre SULEIMAN, tous les  deux
professant la même foi; leur reconnaissance a été frappan- 
te. AMROU est impatient de revoir sa patrie et ses parents 
et il me demande souvent si le moment de  son  départ  est
encore bien éloigné. Je tâche de lui adoucir l'attente  en
lui renouvelant à chaque fois l'assurance de la  bonté  de
Monseigneur qui a daigné me marquer qu'il  profiterait  de
la première occasion pour le renvoi de ce jeune homme dans 
son pays.                      Signé  :  RUFFIS
                         ********
(1) Archives Nationales, Colonies, F3-80
(2) Jean Fouchard : "Les nègres islamisés", in  "Les  Mar-
rons du Syllabaire" p. 13-23, Ed. Deschamps, 1988      
(3) Notamment Montesquieu  dans "l'Esprit  des  Lois"  (le
célèbre chapitre XV "De l'esclavage des nègres")  et  Vol-
taire dans "Candide" (ch. XIX "Le nègre de Surinam")
(4) La petite île  de Tobago, voisine de Trinidad,  a  été
l'enjeu de luttes constantes. Le traité  de  Paris  (1763)
l'avait accordée à  l'Angleterre,  mais  les  français  la
conquirent en 1781, possession confirmée par le traité  de
Versailles (1783). Rendue à la France par le paix d'Amiens 
(1802), elle redeviendra définitivement anglaise en 1803.
(5) La qualification de "Monseigneur",  prise  absolument,
désignait, depuis Louis XIV, le Dauphin, héritier  présom-
ptif de la Couronne, mais l'usage  l'appliquait  également
aux princes, ducs et pairs, maréchaux, grands officiers de 
la Couronne, ministres en fonction,  archevêques  et  évê-
ques, et même présidents à mortier des parlements. Ici, il 
est vraisemblable qu'elle désigne le Ministre de la Marine 
et des Colonies, le Maréchal de CASTRIES  (Charles  Eugène
de LA CROIX, Marquis de), du 4 10 1780 au 25 8 1787.
(6) Il était donc de "nation" Bambarra, selon la  termino-
logie en usage à l'époque. Ces noirs du Royaume  de  Galam
étaient en général appréciés pour leur haute stature, leur 
endurcissement au travail, leur docilité et leurs qualités 
de cultivateurs et d'artisans, bien que certains les  con-
sidérassent comme voleurs et superstitieux, quoiqu'à  demi
islamisés. DUCOEURJOLY  les  trouvait,  lui,  "malpropres,
paresseux, gourmands, ivrognes, hideux et grands voleurs".
(7) En 1781, six ans avant la lettre.
(8) Le Comte  Arthur DILLON, Gouverneur  de Tobago  depuis
1786, plus tard député de la Martinique à la Constituante. 
Philippe ROUME de SAINT-LAURENT, créole de la Grenade, qui 
se distingua plus  tard  comme  Commissaire  Civil  de  la
Convention puis Agent du Directoire à Saint-Domingue où il 
épousa une mulâtresse, avant de mourir à  Paris  en  1804,
âgé d'environ 80 ans.                                      



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