G.H.C. Bulletin 25 : Mars 1991 Page 296

DES AFFRANCHIS MAINTENUS EN ESCLAVAGE
PAPIERS DE PIERRE DESSALLES, PROCUREUR GENERAL EN 1832
Document communiqué par Henri de Frémont
Notes de B. et Ph. Rossignol

     Voici une autre lettre de Pierre DESSALLES au gouver-
neur  de la Martinique (voir la première dans le n° 23  de
janvier,  pages 262-263). Nous avons déjà signalé le grand
nombre d'affranchissements dans les années postérieures  à
la Révolution de 1830.
                           ***

                  Fort Royal, mars 1832

     Monsieur le Gouverneur,

     Le  sieur MARTIN,  commis à la police de la  Rivière-
Salée,  laissa par son testament la totalité de ses  biens
au  sieur BARRY,  son ami;  il en excepta cependant la né-
gresse ROSE,  son esclave,  alors sans enfants, à laquelle
il donna la liberté,  en chargeant le légataire  universel
de  faire auprès du gouvernement les démarches nécessaires
pour obtenir en faveur de ROSE un titre régulier d'affran-
chissement.
     Le  sieur BARRY décéda lui-même quelque temps  après,
laissant dans la colonie une veuve et des enfants qui,  en
succédant  au bénéfice du legs,  étaient obligés d'en sup-
porter  les charges.  Cependant,  ils ne justifient en  ce
moment d'aucune diligence, soit de leur auteur soit d'eux-
mêmes,  pour  remplir  les  dernières  volontés  du  sieur
MARTIN  :  ROSE  est restée esclave depuis la mort de  son
maître,  elle  a eu quatre enfants qui ont été  considérés
comme  esclaves  par les héritiers BARRY et  vendus  comme
tels  à différentes personnes.  Aujourd'hui,  Monsieur  le
Gouverneur,  ROSE sollicite de vous la confirmation de son
titre,  elle demande sa liberté et celle de ses enfants et
invoque, pour soutenir sa prétention, l'ordonnance de 1667
dont les dispositions avaient pour but d'assurer  l'exécu-
tion des legs pris, et qui punit d'amende les héritiers ou
les exécuteurs testamentaires qui,  dans un délai de trois
mois, n'auraient fait aucune diligence pour faire ratifier
la  liberté obtenue par testament.  Le législateur a pensé
que soit la négligence,  soit la cupidité,  rendrait illu-
soires les intentions bienveillantes du maître mourant  en
faveur  d'individus  sans appui dans la société et  privés
par  leur  état  de la faculté de  soutenir  leurs  droits
devant  les tribunaux;  aussi,  il n'a pas seulement  puni
l'héritier,  il a voulu que le ministère public pût, à son
défaut,  solliciter l'affranchissement après avoir  requis
l'application des peines portées par l'ordonnance de 1667.
     Avant  d'user des moyens rigoureux qu'elle mettait  à
ma  disposition,  j'ai voulu engager les héritiers BARRY à
vous présenter eux-mêmes la requête de ROSE et à  demander
en  même  temps la liberté de ses enfants.  Il paraît  que
leur  pétition  ne porte que le nom de ROSE et  qu'ils  ne
sont  pas dans l'intention de solliciter la  liberté  pour
les enfants, nés depuis 1806.
     Cette restriction nous paraît tout à fait contraire à
l'esprit  de  l'ordonnance :  si les légataires  du  sieur
MARTIN  avaient,  dans  les trois mois qui ont  suivi  son
décès, obtenu la liberté de ROSE, ils seraient nés libres;
l'esclavage  dans  lequel  ils se trouvent est  dû  à  une
négligence qu'ils peuvent reprocher aux héritiers BARRY et
ceux-ci  ne peuvent se prévaloir d'un fait coupable et que
punissent les lois pour s'en faire un titre de propriété.
     Vous examinerez,  Monsieur le Gouverneur,  les droits
que ROSE a d'être libre. S'ils ont fondés aujourd'hui, ils
l'étaient  en 1806.  ROSE ne réclame pas contre une servi-
tude  de 28 ans qui n'aura été qu'une longue violation  de
la  loi;  mais elle ne veut pas non plus que les héritiers
BARRY s'en fassent un moyen pour s'approprier sa nombreuse
famille.
     Les prétentions des héritiers ne reposent que sur  ce
fait  que  ROSE était esclave quand elle mit au  jour  ses
quatre  enfants;  mais l'esclavage de ROSE était un  délit
que  punissaient  les ordonnances,  et le seul moyen  d'en
effacer  les  traces  était d'obtenir la  liberté  de  ses
enfants.  En conséquence, j'ai l'honneur de vous proposer,
Monsieur le Gouverneur,  d'accorder à ROSE un titre  régu-
lier  et  de faire jouir de la même faveur ses enfants  et
petits-enfants nés depuis 1816 et dénommés dans la requête
que vous m'avez retournée.
                          Je suis avec respect,
                          Monsieur le Gouverneur,
            votre très humble et très obéissant serviteur,
                         Le Procureur Général du Roi
                             Pierre DESSALLES

                           ***

     Des  recherches  dans l'état civil de  la  Martinique
permettent  de  retrouver certains membres de  cette  his-
toire.
     Jean Baptiste MARTIN,  celui qui affranchit ROSE  par
testament,  est bien commis de police à Rivière Salée,  où
il meurt, en effet, en 1806, le 22 décembre, à l'âge de 53
ans. Mais les témoins, Charles GOUPIN, négociant au bourg,
54  ans,  et Pierre Pascal LAURANT DUFRESNE,  sucrier,  34
ans,   savent seulement qu'il est né "en France" et  qu'il
est "non marié".
     En  revanche,  on sait d'où vient Etienne BARRY.  Lui
aussi  est commis à la police,  mais au Fort Royal.  Né  à
Chevigny  en Bourgogne (Côte d'Or),  fils d'Antoine et  de
Jeanne  BORNET,  il épouse au Fort Royal,  le 12  novembre
1804 (deux ans avant le testament du sieur  MARTIN),  Rose
Elisabeth LANTON,  qui,  elle,  est créole, mais d'un père
peut-être européen aussi. En effet, née à Saint-Pierre (le
Fort),  elle est fille d'Antoine,  alors décédé, qui était
chirurgien  major  du  Fort  Bourbon,   et  de  Marguerite
Catherine LAPIERRE.  Au mariage, ils présentent "deux fil-
les anonymes,  nées l'une le 18 9 1798, et l'autre le 21 9
1801,  reconnues  de  leurs  oeuvres et pour  leurs  vrais
enfants".  Ils  attendront  trois  ans  pour  faire  enfin
inscrire leur naissance sur les registres d'état civil, le
29  12  1807 :  l'aînée s'appelle Marie  Charlotte  et  la
cadette Adélaïde.
     DESSALLES  dit  que  le sieur BARRY  décéda  "quelque
temps après" son ami MARTIN.  En fait,  ce n'est que le  6
septembre 1823 qu'est enregistré son décès. Il est mort la
veille et il a 58 ans.  Presque 17 ans après ...  c'est un
peu  plus que "quelque temps"!  C'est donc pendant 17  ans
qu'il a indûment gardé ROSE en esclavage.
     Entre  temps,  Adélaïde  BARRY s'est  mariée,  le  13
octobre 1818,  avec Jean LACOUTURE qui a 22 ans,  étant né
le  22 vendémiaire V (13 10 1796),  à Bordeaux (encore  un
euro-péen  !).  Il  est fils d'un  tailleur  de  Bordeaux,
prénommé Pierre,  et de Jeanne BUFFET.  Nous ne savons pas
si Marie Charlotte s'est mariée et il ne semble pas que le
couple BARRY ait eu d'autres enfants :  les LACOUTURE sont
donc les héritiers BARRY de 1831.




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Révision 26/08/2003