G.H.C. Numéro 35 : Février 1992 Page 526

COMPTES RENDUS DE LECTURE

Pierre Bardin

      Histoire de la colonisation française, tome I
Le premier empire colonial, des origines à la Restauration
                      Pierre Pluchon
               Fayard, novembre 1991, 290F

     Le  XX°  siècle finissant voit son  Histoire  sérieu- 
sement bafouiller et,  s'il est communément admis, à tort, 
qu'elle  ne se répète pas,  les phénomènes  auxquels  nous 
assistons  obligent à prendre du recul,  revoir nos  idées 
vérifier  nos  repères,   bref,   relire  "la  copie"  que 
constituent les documents en notre possession, pour tenter 
de  comprendre quels sont les ratages et les réussites qui 
mènent au tohu bohu actuel.  Etant entendu que  l'Histoire 
habituellement  enseignée fut souvent regardée et analysée 
à  travers les prismes déformants de telle ou telle  idéo- 
logie,  pas forcément malhonnête, mais qui privilégiait la 
Politique en oubliant la Morale.
     Les  éditions Fayard nous proposent une "Histoire  de 
la  colonisation  française" en deux  forts  volumes,  qui 
devraient  devenir une référence dans la  synthèse  d'évé- 
nements  couvrant 896 ans de notre Histoire  ultra-marine. 
Le  premier,  de 1114 pages,  "des origines à  la  Restau- 
ration",  est  signé  Pierre Pluchon.  Le second,  de  960 
pages,  "Flux et reflux (1815-1962)", signé Denise Bouche, 
ne m'étant pas parvenu, je n'en parlerai pas.

     Inutile de présenter Pierre Pluchon,  les ouvrages de 
cet  historien  de notre passé colonial faisant  autorité. 
Dès  l'avant-propos,  le ton est donné,  simple et clair : 
mépris  des historiens pour la colonisation,  montrant  le 
Français comme un "paysan, étranger à toute vocation mari- 
time  et  coloniale",   privilégiant "le labourage  et  le 
pâturage (...) les vrais mines et trésors du Pérou", selon 
Sully, qui s'opposait à une vision géopolitique plus vaste 
de notre bon roi Henry.  
  "Les institutions - ajoute Pierre Pluchon - emboîtent le 
pas : le musée des Colonies devient une galerie d'art; les 
Archives  coloniales  de l'Ancien Régime  sont  installées 
dans la campagne aixoise, loin de celles, complémentaires, 
de  la  Marine et de l'Armée,  rassemblées au  château  de 
Vincennes,  et des fonds coloniaux que conserve la Biblio- 
thèque nationale".

     Ce tome premier commence par la victoire de Guillaume 
le  Conquérant  en  1066 à Hastings (est-il  plus  parfait 
exemple du rôle des Normands dans la conquête du monde ?), 
pour se terminer 751 ans plus tard, en 1817, par la resti- 
tution  de Gorée et de Saint-Louis du Sénégal  à  l'Angle- 
terre qui a gagné "sa seconde guerre de Cent Ans (...), et 
pour  longtemps,  l'Angleterre capitaliste et impérialiste 
imposera sa loi (...) à l'Europe, au monde." 

     Cet  imposant  volume,  à la lecture facile,  où  les 
cartes,  graphiques,  chronologie,  index  des noms  (avec 
précisions des thèmes et lieux),  etc.,  viennent apporter 
les  données nécessaires pour mieux comprendre le  compor- 
tement  de  tel  personnage face à  l'évolution  de  telle 
situation, est un monument d'érudition.
     Au-delà  des réflexions religieuses ou philosophiques 
qui  veulent justifier une  expédition,  apparaissent  les 
réels mécanismes mercantiles qui les régissent.

     Ainsi, l'amiral Gaspard de COLIGNY, dont il est dit : 
"faire du prosélytisme protestant,  tout en servant un roi 
dont les huguenots contestent l'autorité, relève du funam- 
bulisme : la Saint-Barthélemy fut au bout". Qui peut nier, 
aujourd'hui,  l'importance du protestantisme dans  l'essor 
économique des premières colonies, créant ainsi le capita- 
lisme mondial que nous connaissons aujourd'hui ? 

     On  perçoit  mieux le manque réel de politique  colo- 
niale  (rouage  essentiel  de  notre  économie,  qu'on  le 
veuille  ou non) de la part d'hommes d'état qui furent  en 
charge du pays,  à l'exception,  sans doute, de COLBERT ou 
de SARTINE.  "La colonisation a été l'oeuvre de  marginaux 
qui  ne  représentaient  pas les ambitions  de  la  classe 
dirigeante". En veut-on une preuve ? Les Anglais, dès leur 
arrivée sur un territoire, construisent, avec les temples, 
des écoles,  des collèges,  etc. Si les Français bâtissent 
des  églises,  les ministres leur  rappellent,  craignant, 
entre  autres,  l'apparition d'un autonomisme qui  contra- 
rierait les rapports "exclusifs" avec la Mère-Patrie,  que 
"dans les colonies,  il ne faut ni orateur, ni philosophe, 
mais des habitants uniquement appliqués aux soins et à  la 
culture de la terre."
     Cette  Histoire,  "pleine  de bruits et  de  fureur", 
verra  le  plus pur génie côtoyer l'incompétence  la  plus 
totale, l'intelligence et l'honnêteté se heurter aux coups 
bas de l'imbécillité, de la jalousie, et de l'escroquerie, 
quand ce n'est pas l'ambition et le goût irrépressible des 
honneurs,  qui  viendront  stériliser  la lucidité  et  la 
morale.  Des  noms  surgissent :  CAVELIER  de  LA  SALLE, 
d'ESNAMBUC,   CHAMPLAIN,  DUCASSE,  POIVRE,  '"l'intendant 
manchot",  DUPLEIX et MAHé de LA BOURDONNAIS, "le marchand 
et l'homme d'épée, affairistes tous les deux".

  L'oeuvre  des Jésuites n'est pas oubliée qui,  "seuls en 
tant qu'Ordre,  ont laissé le souvenir d'hommes totalement 
dévoués  à  leur  mission";  ils seront  vaincus  par  une 
coalition assez surprenante où se côtoient des Dominicains 
et des Jansénistes,  avec, "au premier rang de cette secte 
sans charité,  le mathématicien clermontois Blaise PASCAL, 
pourfendeur maniaque des robes noires."

     Ce style,  décapant comme un acide, permet à l'auteur 
de  prouver que les philosophes du Siècle des Lumière (pas 
tous,  heureusement) font montre du plus cynique  racisme. 
Il y a là quelques pages qui vont faire lever des tempêtes 
sous-cranienne.   Au  chapitre  VI,  intitulé  "le  Ponant 
colonial",  concernant  la déportation et l'adaptation des 
esclaves,  il  brosse  un tableau,  dans "la  société  des 
Nègres" (p. 416 à 431) assez juste, me semble-t-il, et, en 
tout cas,  allant à l'inverse des idées reçues.  "Le monde 
noir  - dominant- des Antilles n'est pas le magma  informe 
(qu'on)  imagine  parfois à tort.  (...) Les esclaves  ont 
reconstitué  une Afrique à eux dans les eaux  américaines, 
une Guinée créole." En Haïti,  cela semble vrai; ailleurs, 
c'est plus ou moins nuancé.

     Pierre   Pluchon,   grâce  à  un  discours  homogène, 
démontant  les  entreprises  de  l'intérieur,  fait  mieux 
percevoir que le système était voué à l'échec,  portant en 
lui  ses propres contradictions  destructrices.  La  Révo- 
lution, avec la Déclaration des Droits de l'Homme, en fera 
l'éclatante démonstration.




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