G.H.C. Numéro 37 : Avril 1992 Page 558

LE MARIAGE DE LA DEMOISELLE FLEURY
AVEC LE VICOMTE DE CHOISEUL MEUSE

Pierre Bardin

     En cet après-midi du 29 juillet 1772, M. FLEURY de LA 
GORGENDIèRE,  commissaire  ordonnateur de la  marine,  est 
satisfait. A travers les abattants de sa fenêtre à l'espa- 
gnole,  il contemple,  assis devant son bureau,  le balan- 
cement des hautes cannes à sucre de son habitation sise  à 
Jacquezy, isle et côte St-Domingue, et sait que la récolte 
sera bonne.  Il ferme, en la scellant de quatre cachets de 
cire rouge, la lettre de huit pages qu'il vient d'écrire à 
Madame  la  marquise de CHOISEUL-MEUSE,  en réponse à  ses 
deux  missives des 15 et 26 avril,  qu'il a  reçues  "avec 
autant  de  reconnaissance que de sensibilité".  Il y  est 
question du futur mariage de Monsieur le vicomte Louis  de 
CHOISEUL-MEUSE  avec sa fille,  Marie Elisabeth  Geneviève 
FLEURY. 

  "Je  suis bien éloigné,  Madame,  de ne pas me persuader 
que le parti que vous avez la bonté de me proposer pour ma 
fille ne soit pas des plus honorables pour elle (...).  Il 
est  incontestable  que  Mademoiselle  FLEURY  est  riche, 
qu'elle le sera un jour beaucoup (...).  Mais la  position 
de  sa fortune pour le présent est un peu gênée (...).  Le 
bien  de ma fille consiste en une habitation  en  sucrerie 
dont  le  solde et les bâtiments sont estimés  un  million 
49.000 livres (...).  Je vous prie,  Madame,  pour le bien 
commun de nos enfants et de nous-mêmes,  de vous joindre à 
moy pour les engager à avoir assez de raison pour différer 
la  cérémonie  jusqu'à la fin de l'année prochaine  (...); 
nos créanciers, inquiets et insatiables depuis la nouvelle 
du  mariage de Mademoiselle FLEURY,  ont pris des  mesures 
pour  sequestrer nos revenus et ils sont tous concertés et 
réunis  pour  n'entendre aucun arrangement.  Il  est  donc 
indispensable, Madame, de laisser passer ce temps d'orage, 
qui peut tout au plus durer un an (...)."

  Suivent les détails sur les conventions de l'acte futur. 
L'article 1 stipule qu'ils seront communs en biens.
  Il  termine en formant des voeux pour "le bonheur de nos 
enfants  (...),  qu'ils  s'aiment et  qu'ils  vous  aiment 
(...).  Je ne puis me rendre en personne,  la saisie étant 
trop avancée (...)." 

  Une  des  conditions (...) est qu'il sera donné sur  les 
biens  de Mademoiselle FLEURY une rente viagère  de  3.000 
livres argent de France à M. et Mme RIGAUD leur vie durant 
"pour  les récompenser d'avoir pris soin de ma fille."  Ce 
dernier point situe la position sociale de M.  FLEURY.  En 
effet,  M.  RIGAUD,  qui  recevra la rente viagère,  n'est 
autre que Pierre de RIGAUD,  marquis de VAUDREUIL,  ancien 
gouverneur  général  du Canada,  époux de  Louise  Thérèse 
FLEURY de LA GORGENDIèRE,  tante de la  future,  Elisabeth 
Geneviève,  née le 30 novembre 1755 et baptisée le 25 juin 
1759 au Cap.  Sa mère,  Geneviève PROST, était morte en la 
mettant au monde. Arrivée en France à l'âge de 4 ans, elle 
fut confiée à sa tante paternelle la marquise de RIGAUD.

     Il  a donc toutes les raisons  d'être  satisfait,  M. 
FLEURY de LA GORGENDIèRE.  Il pense que Madame la marquise 
de  CHOISEUL-MEUSE va approuver ses plans.  C'est un homme 
sensé  et raisonnable,  sa lettre le  démontre.  "Il  vaut 
mieux  se  mettre  en état de ne dépendre de  personne  et 
satisfaire promptement ses créanciers."

  Il  ne sait pas que Madame la marquise de CHOISEUL-MEUSE 
est  aussi satisfaite par un parti qui apporte à son  fils 
une aisance dont son train de vie a grand  besoin.  Aussi, 
lorsque  la lettre arrive en France et que Maître Lormeau, 
notaire rue Saint Denis,  la met au rang de ses minutes le 
24 octobre 1772, les dés sont jetés. 

     Le 8 novembre,  Maître Lenoir, notaire au Châtelet de 
Paris,  accompagné de son confrère Maître Lormeau, se rend 
au  château  de  Fontainebleau,   où  les  attend   Louis, 
quinzième  du  nom,  roi  de France et  de  Navarre,  pour 
apposer sa signature au bas du contrat,  donnant ainsi son 
agrément au mariage que Monsieur FLEURY, père prévoyant, a 
minutieusement  préparé  et souhaité voir  reporté  à  une 
meilleure époque financière.  La famille royale,  comme il 
convient,  signe  également.  Le 10  novembre,  les  mêmes 
notaires font signer les parties contractantes qui ont élu 
domicile  en  l'hôtel du marquis de  VAUDREUIL,  quai  des 
Tournelles  à Paris.  Au cours de cette cérémonie,  il  se 
passe  un  événement tout-à-fait inhabituel et qui  semble 
frôler  la  lèse-majesté :  lorsque le roi et  la  famille 
royale  signent  un  contrat,  la page  reste  en  l'état, 
personne n'osant venir signer à côté du monarque.  Or,  ce 
jour-là,  Maître Lenoir stupéfait voit que,  non seulement 
les  témoins mettent leur paraphe à côté des noms  royaux, 
mais  que  madame la marquise de CHOISEUL-MEUSE  place  sa 
signature avant celle du roi.  Inouï, vous dis-je. S'agit-
il  de désinvolture ?  sans doute pas,  mais peut-être  la 
preuve  de la puissante intimité de la famille CHOISEUL  à 
la cour.
     Le 12 novembre,  le parlement de Paris enregistre une 
ordonnance royale autorisant la cérémonie religieuse  sans 
publication de bans. 

   Vécurent-ils  heureux et eurent-ils beaucoup d'enfants? 
Je  l'ignore,  mais  ce  que  je sais  tient  en  quelques 
feuillets figurant aux Archives du Châtelet de Paris.

     En  décembre  1774,  Simonneau,  commissaire  au  dit 
Châtelet,  est  commis  pour  mener une  enquête  sur  une 
demande  en séparation de biens à la requête de la  demoi- 
selle  FLEURY vicomtesse de CHOISEUL-MEUSE.  De  tous  les 
témoignages,  il  ressort que Monsieur le vicomte,  qui ne 
s'est pas présenté, est "un dissipateur", (...) qu'il fait 
des achats inutiles, (...), ruineux (...) et que les biens 
de la demoiselle FLEURY sont en grand danger."
  Le 15 juillet 1775, Angran, lieutenant civil au Châtelet 
de Paris, prononce la séparation de biens.
  En juillet et octobre 1826,  ainsi qu'en mars 1840,  des 
copies  de différents actes furent demandées.  L'indemnité 
de  St-Domingue tentait de régler,  en  partie,  la  perte 
subie par Mademoiselle FLEURY et ses ayants-droit,  ruinés 
par  le soulèvement d'août 1791 et l'indépendance  d'Haïti 
en  1804.  Monsieur FLEURY de LA GORGENDIèRE n'avait  sans 
doute pas prévu ce dénouement.

Sources :
- Minutier central : M° Lenoir CXVI/455
- Minutier central : M° Lormeau XXX/434
- Châtelet de Paris : Y/9096 et Y/15.473
- Parlement de Paris : X/1A/8802




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