G.H.C. Numéro 41 : Septembre 1992 Page 635

Lettres de la Martinique en 1902

cailloux.  En somme, nous avons été quittes pour une forte 
émotion. Trois à quatre mille personnes ont déjà quitté la 
colonie.  Et, comme nous ne savons pas au juste où veut en 
venir ce volcan,  nous pensions partir hier pour la Guade- 
loupe  quand  le commandant GAUTHIER a fait espérer  à  ta 
mère  qu'il obtiendrait pour nous tous une réquisition  de 
passage  pour France.  Il se peut donc que,  le 1er  juin, 
nous  quittions  la  Martinique et  que  nous  allions  te 
rencontrer.   Nous  espérons,   avec  la  vente  des  deux 
propriétés  ou,  au moins,  des hypothèques,  ce que  nous 
avons et ce que nous obtiendrons comme secours, avoir deux 
ou trois mille francs (...).
     Que  te  dirai-je  encore,   mon  cher  Joseph  ?  Te 
parlerai-je encore du volcan ?  Dès le 11, j'ai accompagné 
chaque  jour une mission chargée d'incinérer les victimes. 
La mission a accompli son dernier voyage avant-hier.  Tous 
les jours, j'ai assisté à une ou plusieurs coulées de lave 
s'effectuant  vers Ste-Philomène et vers  St-Pierre.  Mais 
hier,  au moment de partir,  de quitter Fort-de-France, le 
ciel  s'est  obscurci et de gros nuages noirs  et  blancs, 
bordés de feu,  ont couvert l'île,  jetant l'effroi et des 
pierres. La panique s'est répandue dans Fort-de-France et, 
jusqu'à présent, il y a des départs.
     Qu'adviendra-t-il  de nous ?  Nul ne  le  sait.  Nous 
supposons  que rien ne nous arrivera que d'avoir  quelques 
fois  des  émotions comme celle d'hier mais  nous  pensons 
-c'est  mon avis- que la Martinique est finie et  qu'avant 
cinquante ans elle ne retrouvera plus sa prospérité. Voilà 
pourquoi  nous essayons de nous en aller,  et aux frais de 
la colonie, puique nous sommes sans le sou.
     Je te laisse,  mon cher Joseph.  Nous t'embrassons et 
vivons de l'espoir qu'avant un mois nous serons avec toi.
                                   Gabriel St-Maurice
  
     22 mai
     Depuis hier,  une petite modification s'est  produite 
dans nos plans.  Je partirai seul avec Renée, probablement 
le 11 juin,  et, quitte à venir plus tard, ta mère reste à 
cause du mariage de Berthe.  Si je persiste,  c'est que je 
n'entrevois  pour  moi aucun avenir à la Martinique  :  la 
situation  économique,  déjà critique avant le 8  mai,  ne 
peut  que s'aggraver.  Les subventions diminueront  et  la 
clientèle  paiera  plus mal encore qu'auparavant.  Il  est 
donc inutile que je tergiverse pour en arriver plus tard à 
être obligé de quitter la colonie : ce serait reculer pour 
mieux sauter.
     A  bientôt  donc,  mon cher  Joseph,  et  reçois  nos 
baisers affectueux.                St-Maurice
                         * * * *

           Fort-de-France, le 22 mai 1902, Pont-de-Chaînes

                        Cher Jo,
     
     Comme  St-Maurice  te l'a dit dans  sa  lettre,  nous 
étions  décidés  à faire notre possible pour  partir  pour 
France,  puisque M. le commandant GAUTHIER est en train de 
s'occuper  à  nous faire accorder  un  passage,  mais,  ne 
trouvant pas à vendre ni à hypothéquer aucune propriété et 
les secours me paraissant très difficiles à venir, je suis 
obligée de ne plus y penser.
     Léon  BELLEVUE  a  perdu tout ce  qu'il  avait  à  la 
Banque,  chez  RIFFAUD,  et aussi toutes ses propriétés de 
St-Pierre,  il se trouve ruiné. Il tient toujours et quand 
même  à se marier avec Berthe;  je suis forcée  d'attendre 
(s'il  plaît  à Dieu et si le volcan ne  nous  achève  pas 
avant  cette  époque) le mois de septembre pour  faire  ce 
mariage. jusqu'à présent, nous sommes en bonne santé mais, 
comme  tu  dois le penser,  mon coeur est loin de  l'être. 
Berthe  seule a toujours sa fièvre.  Je  pense  continuel- 
lement  à toi et désire te presser sur mon coeur un  jour. 
Ne te décourage pas, le coup qui nous frappe est dur, mais 
Dieu  ne  nous  abandonnera pas.  Je ne te  parle  pas  du 
volcan,  il  est extraordinaire et ne cesse de nous donner 
des  frayeurs  consécutives.  Tout le monde a  déserté  et 
déserte constamment Fort-de-France,  la panique est  géné- 
rale,  toute  la population est affolée,  c'est  sinistre. 
J'espère  en  la miséricorde de Dieu,  s'il veut que  nous 
mourrions, que sa sainte volonté soit faite, que son saint 
nom soit béni.
     Ecris-moi longuement,  cher enfant, cela te soulagera 
et m'encouragera.  Nous sommes chez Isabelle et  j'attends 
quelques secours pour régler ma situation.  Mimi, Henri et 
Marguerite, trois enfants d'Isabelle, sont malades. 
     Monsieur  le commandant GAUTHIER m'a promis de  faire 
tout  ce  qui  dépend  de lui pour  me  faire  donner  une 
pension.  Il est très gentil pour moi,  je compte sur lui. 
Il m'a dit qu'il aimait beaucoup mon malheureux Henry.  Je 
ne  veux  pas parler de lui,  plus tard nous  nous  entre- 
tiendrons ensemble de celui que nous avons perdu.
     Travaille courageusement,  cher Jo, sois fort dans le 
malheur, ta mère prie continuellemnt pour toi.
     St-Maurice  te  dit dans sa lettre de dire  à  Adrien 
NINET que ses parents sont morts à St-Pierre. Explique-lui 
bien que c'est Georges NINET,  sa femme et leur enfant, le 
docteur  Joseph  BARDUY,  mari d'Alice  NINET,  et  Benoît 
HENARD,  sa  femme  et leurs enfants qui sont  morts,  les 
autres  se  sont sauvés,  n'étant pas  à  St-Pierre.  J'ai 
appris  avec  plaisir que M.  PRêTRE,  sa  femme  et  leur 
enfant, avec trois soeurs à Mme PRêTRE se sont sauvés, ils 
n'étaient  pas  à  St-Pierre;   enfin,  il  n'y  a  que  5 
professeurs  du Lycée qui se soient sauvés :  Mrs  PRêTRE, 
FABRE,  ah ! voilà que je ne me rappelle plus le nom des 3 
autres.  A ma prochaine lettre,  s'il plaît à Dieu,  je te 
les  dirai.  De toute la famille de Henri Maurice,  il  ne 
reste  que  lui,  son frère Raphaël,  sa mère et sa  tante 
Carmélite LALUNG;  tous les autres sont morts, ils étaient 
à St-Pierre. Enfin, cher Jo, je n'en finirais pas (...)
     Le capitaine RAOUL,  celui dont tu me parlais dans ta 
lettre,  est mort le 8 mai.  Il était en rade de St-Pierre 
et son bateau a brûlé.

     A toi                         Félicie WADDY 

     Léon,  Charlotte  et Camille te  font  amitié.  Louis 
PERCIN,  le seul survivant de sa famille, a écrit au Grand 
Orient  pour  demander un secours pour les veuves  et  les 
orphelins  des frères morts et il a dit que je suis  femme 
et  mère de maçons.  Il a aussi fait voter à la commission 
coloniale un secours de 15.000 francs pour les veuves  des 
fonctionnaires sinistrés.  Enfin, j'attends : peut-être me 
donnera-t-on quelque chose.

     A toi et mille baisers        Félicie Waddy




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