G.H.C. Numéro 46 : Février 1993 Page 727

Villes et marchands antillais aux XVIIe
et XVIIIe siècles : le cas de la Guadeloupe

Le sieur Hyacinthe BROCHON:

     Il s'agit d'un honnête négociant de Basse-Terre  dont 
nous  trouvons mention dans les états de commerce  envoyés 
par le gouverneur à Versailles, pour la permission qui lui 
est   accordée  d'aller  faire  commerce  dans  les   îles 
anglaises. Pourtant, ce commerçant honorable va se trouver 
impliqué  dans une affaire de contrebande dont le  dossier 
est  soumis  au  ministre.   Expliquer  pourquoi  va  nous 
permettre de comprendre comment fonctionnait le commerce à 
Basse-Terre dans la première moitié du XVIIIe siècle.

     A  l'époque où Hyacinthe BROCHON est en pleine  acti- 
vité, les règlements royaux viennent strictement interdire 
le  commerce  avec le commerce avec l'étranger et imposent 
aux îles de ne commercer qu'avec les ports de France. Cela 
plaçait la Guadeloupe devant un problème pratique, car les 
navires français ne visitaient guère l'île,  trouvant plus 
commode de traiter dans le port de Saint-Pierre de  Marti- 
nique.  Saint-Pierre,  premier port touché par les navires 
venus de France à l'issue de la traversée de l'Atlantique, 
était en effet devenu la tête de pont du commerce dans les 
Antilles  françaises.  Le commerce entre  Basse-Terre,  le 
port de la Guadeloupe, et la France, transitait par Saint-
Pierre;  il  s'opérait  sur des petits  bâtiments  locaux. 
Basse-Terre  était  ce qu'on appelle un port de  cabotage. 
Les  bâtiments du commerce de France ne s'y rendaient  que 
rarement.  En  conséquence,  la Guadeloupe était très  mal 
approvisionnée   et  ses  échanges  avec   la   Martinique 
s'opéraient  aux conditions les plus désavantageuses  pour 
les Guadeloupéens. 
  Le gouverneur,  lui,  était pris entre deux feux :  d'un 
côté, il devait veiller à ce qu'aucun commerce ne se fasse 
avec  l'étranger;  de l'autre,  il devait veiller à ce que 
ses administrés soient approvisionnés, la disette risquant 
d'entraîner le désordre social en protestation.
  Nous sommes dans des sociétés où l'arbitraire de la  loi 
royale  était  tempéré  par l'octroi  de  permissions.  La 
nécessité peut faire loi. Le gouverneur accordait donc ces 
permissions en général vers avril,  quand il voyait  qu'il 
n'y  avait  plus de raison pour que les navires de  France  
viennent approvisionner l'île parce qu'il était trop  tard 
pour  qu'ils  aient  le temps de se  charger  des  denrées 
coloniales  et repartir avant l'hivernage qui commençait à 
immobiliser les ports en juillet.
     C'est  une  de  ces  permissions,   portant  sur  des 
articles précis,  qui a été accordée à BROCHON. mais voici 
qu'au  moment  où son bateau  rentre  de  l'étranger,  une 
vérification malencontreuse révèle que, sous la couverture 
de cette permission, le négociant a introduit des marchan- 
dises  qui n'en bénéficiaient pas.  Il y a eu  fraude.  Le 
coupable est traduit en justice.  Mais il n'attend pas  le 
jour  du procès et préfère se réfugier dans l'île  hollan- 
daise  de  St-Eustache.  On envoie une frégate de  "douane 
volante", pourrait-on dire, pour essayer de mettre la main 
sur lui. Mais, en territoire étranger, déjà à l'époque, il 
était difficile d'agir et le gouverneur hollandais  refuse 
de le livrer. Il faudra la promesse d'un sauf-conduit pour 
que  le  négociant contrebandier accepte de se montrer  et 
d'en  venir aux faits.  Il  a,  déclare-t-il,  obtenu  une 
permission du directeur des Douanes contre un pot-de-vin. 
C'est donc à ce fonctionnaire qu'il faudrait s'en prendre, 
lui  qui  a demandé à BROCHON la somme de  1.000  piastres 
(les espèces sonnantes manquent toujours en Guadeloupe) et 
aussi...  que celui-ci lui procure le "Dictionnaire histo- 
rique"  de Pierre BAYLE. Ce monument de l'esprit critique, 
mal vu des autorités françaises,  est en effet  disponible 
dans cette colonie de la Hollande,  terre d'éditeurs et de 
protestants.
  Lorsque le jugement est prononcé,  le gouverneur demande 
qu'on réduise l'amende infligée à BROCHON, arguant du fait 
qu'il  s'agit  d'un bon sujet.  S'agit-il de  cynisme,  de 
"double langage" des autorités, de contrebande généralisée 
au  mépris  des lois ?  Au  lieu  d'explications  superfi- 
cielles,   il  convient  de  replacer  l'affaire  dans  le 
contexte  de l'époque :  la coexistence évoquée plus  haut 
entre interdits réglementaires et permissions locales  qui 
permet seule à la Guadeloupe de continuer à commercer et à 
s'approvisionner,  qui  fait  des négociants  des  contre- 
bandiers  en puissance.  Il est vrai qu'en 1729,  le sieur 
BROCHON  se trouvera pris de nouveau dans une  affaire  de 
contrebande et cette fois disparaîtra définitivement à St-
Eustache.

Le sieur Georges GERMA

     Dans   la  décennie  suivante,   le  cas  d'un  autre 
négociant,  Georges GERMA, apporte d'autres renseignements 
intéressants sur le commerce guadeloupéen.  En 1735, GERMA 
est établi au bourg de Basse-Terre avec femme et  enfants. 
Il   obtient  une  permission pour aller  sur  son  bateau 
"L'Irondelle"  à St-Eustache et à la Côte d'Espagne (Véné- 
zuéla).  En  théorie,  comme  le roi de France et  le  roi 
d'Espagne sont amis,  on tolère mieux le commerce avec les 
possessions espagnoles qu'avec celles de Hollandais ou des 
Anglais  qui  sont ennemis.  En fait,  les négociants  qui 
partent  avec  une  permission  en  règle  pour  la   Côte 
d'Espagne, vont en profiter pour visiter l'île de Curaçao, 
qui en est proche. 

     Mésaventure   classique,   au   retour  de  la   Côte 
d'Espagne,  les  Douanes visitent le bateau de GERMA et  y 
trouvent de la marchandise anglaise.  L'intéressé s'enfuit 
à St-Eustache. Il faut donc le condamner par contumace. 
  Ce sont alors les Douanes de la Martinique,  en tournée, 
qui  vont  inopinément mettre la main sur GERMA  en  1740. 
Depuis  sa  première condamnation,  cinq  années  se  sont 
écoulées,  durant  lesquelles  celui-ci  a  poursuivi  une 
carrière de contrebandier. Le rapport qui est fait sur son 
cas  en 1740 nous apprend dans quelles  conditions.  GERMA 
est  à  bord  d'un  bateau  hollandais  de  Curaçao,  mais 
détenteur  d'une permission qui émane du gouverneur de  la 
Martinique.  A bord,  onze passagers français, en comptant 
GERMA,   mais  aussi  vingt-six  esclaves.  les  passagers 
prétendent se déplacer d'une île à l'autre avec bagages et 
esclaves. L'alibi est grossier. Une inspection des ballots 
révèle des marchandises anglaises et hollandaises : quatre 
caisses de carreaux de faïence, une de pipes, un coffre de 
toile d'indienne, des rubans d'or et d'argent. Cela permet 
de   se  faire  une  idée  des  échanges  de  contrebande, 
ensembles   hétéroclites  qui  portent  sur   de   petites 
quantités;  les articles de luxe,  rapportant gros sous un 




Page suivante
Retour au sommaire
Lire un autre numéro





Révision 03/01/2004