G.H.C. Numéro 48 : Avril 1993 Page 780

Le début de la révolte de Saint Domingue dans la Plaine
du Cap, vécu par Louis de Calbiac

esclaves demeureront tranquilles ici;  mais malheur à nous 
si  nous nous lassons et que nous retombions dans l'insou- 
ciance avant d'avoir reçu des forces plus imposantes !  Le 
Cap  vient de nous envoyer un petit renfort de cent  vingt 
hommes  d'un régiment colonial de nouvelle  formation.  Ce 
léger  secours ne pouvait arriver plus à propos,  il  nous 
fera au moins un peu reprendre haleine. 

Récompense de l'esclave sauveur

     Demain est la fête solennelle où Guillomet, l'esclave 
à M.  Béranger,  notre sauveur,  recevra la liberté et une 
médaille  analogue  au  service  qu'il  a  rendu  à  cette 
paroisse.  Cette cérémonie se fera avec beaucoup de  pompe 
et  de magnificence,  tous les dragons (20)   seront  sous 
les armes et se tiendront à la porte de l'église où, après 
une  messe chantée,  le nègre sera élevé sur l'autel de la 
patrie  et proclamé libre au son de la  mousqueterie,  des 
cloches et d'une musique bruyante. Après quoi on le promè- 
nera dans toute la ville au milieu d'un grand concours  de 
nègres  et un hérault qui le précédera  s'écriera de temps 
en temps : "Guillomet est libre, vive à jamais Guillomet", 
et  la musique exécutera une fanfare dans les  intermèdes. 
Je  ne  doute  pas qu'une célébration si  pompeuse  et  si 
touchante d'une liberté si bien acquise ne fasse une  vive 
impression  dans le coeur de tous les esclaves.  Quel  est 
celui-là d'eux qui ne voudrait pas être maintenant le bon, 
l'heureux  Guillomet ?  Puisse cette juste récompense leur 
faire  haïr  leurs complots  destructeurs  !  Puissent-ils 
apprendre  dans  ce grand jour que ce n'est  pas  par  des 
trahisons  infâmes,  par des attentats  horribles,  qu'ils 
peuvent parvenir à la liberté !

L'esclave plus heureux que le paysan français

    Qu'a donc leur état de si pénible et de si révoltant ? 
Ils sont esclaves, cela est vrai, mais on n'appesantit pas 
sur eux un joug de fer et ne sont-ils pas plus heureux que 
dans les climats brûlants d'où nous les avons sortis ? Ils 
parlent d'esclavage,  étaient-ils libres dans leur pays  ? 
Fait-on  trafic  des  hommes  libres comme  des  bêtes  de 
charges ?  Ah !  s'ils voulaient  être de bonne  foi,  ils 
seraient  forcés  d'avouer que ce n'est que depuis  qu'ils 
ont été transplantés parmi nous qu'ils le sont devenus car 
que leur manque-t-il ?  Les vivres qu'ils aiment,  ils  ne 
(21) peuvent les consommer,  ils sont assez bien vêtus (il 
faudrait les voir le Jour de l'an, vous seriez surprise de 
voir leur peau noire couverte de tout ce qu'il y a de plus 
beau  en  toile,  indienne,  camaïeu,  basin,  mousseline, 
mouchoir  des  lndes,  pendants d'oreilles  etc.  Je  vous 
assure que mes soeurs n'ont jamais été aussi bien mises ni 
moi  non plus.  Les nègres mettent aussi facilement 24  lt 
(22)  à  un mouchoir que vous pouvez mettre 24 Sols  à  un 
ruban),  proprement  logés,  ils ont le bois à discrétion, 
leurs  femmes  sont toujours à leur gré parce  qu'ils  les 
choisissent  librement;  ils les quittent lorsqu'elles  ne 
leur plaisent plus et en prennent d'autres. Chacun d'eux a 
une  petite  terre  dont  il  dispose  des  revenus  à  sa 
fantaisie.  Il peut,  outre cela,  élever de la  volaille, 
plusieurs cochons,  tout cela pour son seul profit et sans 
payer ni taille,  ni rente.  S'ils sont malades,  ils sont 
soignés comme des blancs, les secours de toute espèce leur 
sont  prodigués et il ne leur en coûte  rien.  Qu'il  s'en 
faut bien qu'en Afrique ils goûtassent une existence aussi 
douce.  Et les scélérats ne compteraient pour rien tant de 
précieux  avantages  qui feraient le bonheur de  bien  des 
blancs ?
     Croyez-vous, ma chère mère, que si l'on offrait à nos 
paysans  foulés par les corvées,  les impôts,  et dont  le 
petit  héritage  ne  peut  produire de  quoi  fournir  aux 
dépenses de première nécessité, à ces malheureux qui suent 
sang et eau durant l'été,  qui meurent de froid et de faim 
pendant  l'hiver,  qui couchent sur deux brins de  paille, 
croyez-vous donc que si l'on offrait à tous ces misérables 
les  ressources qu'on donne ici aux nègres à la  condition 
même  qu'ils feraient tous les travaux qu'on exige  d'eux, 
croyez-vous qu'ils n'accepteraient pas avec reconnaissance 
une  servitude  qu'aucun de  nos  esclaves,  je  gage,  ne 
voudrait  pas troquer pour la leur,  s'ils la  connaissait 
bien ?
     Il y a quelques jours,  alors que je faisais fouiller 
un  carreau de mon jardin à la manière de notre pays,  les 
nègres  que j'employais à ce travail qu'ils trouvaient  un 
peu dur,  me demandèrent si en France on fouillait  toutes 
les  terres  comme  cela.  Je  leur dis  que  oui  et  que 
c'étaient  les  blancs  eux seuls qui étaient  chargés  de 
cette  besogne :  "vaut donc mieux  être nègre et dans  ce 
pays ci, me répondirent-ils, nous ne prenons pas autant de 
peines".  Que  m'auraient-ils répliqué si j'avais  pu  les 
instruire  de  tous les maux qui assiègent  nos  prétendus 
libres paysans ? Les nègres dans leur esclavage sont mille 
fois plus heureux,  j'ose le dire. Dignes représentants de 
la  nation  française,  avant de travailler au bonheur  de 
quelques individus dont vous ne connaissez pas la  manière 
d'être  et  dont  vous êtes séparés par les  vastes  mers, 
occupez-vous plutôt et plus ardemment de ceux qui sont  au 
milieu  de  vous et dont l'état déplorable doit bien  plus 
toucher vos coeurs que celui de nos esclaves. Ceux-là sont 
au moins vos véritables frères etc.
 Un  domestique en France court les risques de  perdre  la 
vie,  d'être  étranglé haut et court pour le moindre  vol, 
pour une obole.  Ne vaudrait-il pas mieux  être nègre dans 
ce  cas  là et en être quitte pour une volée  de  quelques 
coups  de  fouet  dont  on ne se  ressent  plus  l'instant 
d'après ?  Il est faux, comme le publient d'odieux philan- 
thropes,  que pour un rien, pour une bagatelle, on assomme 
un esclave.  Un blanc serait souvent puni,  rigoureusement 
châtié,  pour les fautes qu'on leur pardonne.  Il faut  un 
cas grave pour faire fouetter un nègre jusqu'au sang.  Les 
marronages, les vols considérables et les différents parmi 
eux, lorsque les coups s'ensuivent, sont punis sévèrement, 
et  dans  quel pays n'inflige-t-on pas une peine pour  ces 
sortes de choses ? Faudrait-il donc se laisser tout piller 

(20) Il ne peut s'agir d'un corps de l'armée régulière. Il 
s'agit  d'un  corps  analogue aux dragons  de  milice  qui 
existaient avant la Révolution.  Outre les régiments de la 
colonie du Cap et de Port au Prince, un régiment irlandais 
de Dillon commandé par le lieutenant-colonel O'Shée.
(21) L'auteur a probablement voulu dire le contraire : ils 
peuvent les consommer.
(22) lt : livres tournois.




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