G.H.C. Numéro 52 : Septembre 1993 Page 864

COMPTE RENDU DE LECTURE Marily Gouyé-Pétrélluzzi


   Une enfance antillaise. Voyage au fond de ma mémoire
            Odet Maria L'Harmattan - 184 pages

Ce n'est pas un roman; ce n'est pas non plus une histoire; 
c'est  beaucoup plus que cela :  c'est la vie,  la  vraie, 
celle que vivaient les gens simples,  les gens de tous les 
jours, les gens qui faisaient la Guadeloupe d'alors.
     Odet  Maria est beaucoup plus encore qu'un  écrivain; 
elle  est  une mémoire et à elle seule elle nous  rend  la 
Guadeloupe de notre enfance, celle de nos souvenirs, celle 
que  nous  avons  tant  aimée et que le  temps  qui  passe 
modifie  et  nous vole.  Elle le fait avec le brio  et  la 
maestria que le vécu seul peut permettre.  Car ces  choses 
là,  qui viennent du coeur et de l'enfance, ne s'inventent 
pas. L'auteur nous emmène, dans un tourbillon d'images, de 
couleurs, de sons, de musiques, d'odeurs, de saveurs, dans 
les recoins les plus lointains de notre enfance.

     Elle  fait  revivre pour nous des lieux  disparus  ou 
presque (tels les canaux d'irrigation du "Faubourg-la-loi" 
en principe recouverts de feuilles de tôle, mais parfois à 
ciel ouvert, où le niveau de l'eau variait en fonction des 
mouvements  de la mer ou de l'intensité des pluies,  et où 
nous  pêchions,  à  l'insu de nos parents,  dans  une  eau 
parfaitement  malsaine,   de  minuscules  poissons   d'une 
vilaine  couleur  beige sale,  absolument immangeables  de 
surcroît, (les golomines), que nous rejetions ensuite dans 
l'eau. 
     Elle nous raconte la mort et le cortège des  coutumes 
qui l'entouraient. Depuis la quête auprès des voisins pour 
réunir la somme nécessaire aux obsèques si le défunt ne la 
possédait  pas,  jusqu'au  prêt,  parfois dans une  maison 
voisine,  d'une  pièce à transformer en chambre  mortuaire 
avec des draps brodés et ajourés tendus sur les murs  pour 
décorer l'endroit,  parsemés, de loin en loin, de branches 
de "mousselines" (asparagus) pour faire plus joli. 
Si  le  mort était aimé,  tout le  monde  participait,  du 
menuisier  (à  qui  il  arrivait de  fournir  un  cercueil 
gratuit), à la couturière (pour le suaire), en passant par 
les commerçants,  et le sonneur de cloches  qui,  généreu- 
sement nourri et royalement abreuvé pendant la veillée, ne 
ménageait pas ses efforts au moment de sonner le glas.  Et 
puis,  les  voisines  enfin,  qui  dès  le  lendemain  des 
obsèques,  disaient  pendant neuf jours la  prière.  Cette 
solidarité  tellement généreuse des voisins pouvait  aller 
très  loin...  jusqu'à  l'adoption par des  parents,  même 
lointains,  des voisins ou seulement des amis, des enfants 
devenus orphelins.

     Sa description de la chambre de "Tante Fanie" est une 
oeuvre d'art,  un tableau de maître.  Elle n'oublie  rien, 
des  potiches en terre cuite pour tenir l'eau plus fraîche 
(on  ne  connaissait  pas encore  les  réfrigérateurs)  en 
passant,  pour  la décoration des murs,  par  les  photos-
réclame  de  vedettes de cinéma que l'on trouvait alors  à 
l'intérieur  de  certains  paquets  de  cigarettes,   sans 
oublier   le  service  de  porcelaine  "pot  et   cuvette" 
(réservés  au  docteur  en cas de maladie) ou  le  broc  à 
lavement toujours exposé en bonne place et faisant  partie 
du  décor,  avec  évidement le pot de chambre  en  émaillé 
blanc et bien entendu son pendant le "Thomas".

     Elle  cite aussi,  en bonne place au dessus  du  lit, 
l'inévitable  tableau  représentant le Père  éternel,  une 
Vierge  en  marbre blanc portant le petit Jésus  dans  ses 
bras et,  surmontant l'unique porte d'entrée,  une  petite 
croix de ronce pour empécher les mauvais esprits d'entrer.
     Son  récit de la Première Communion et du rituel  qui 
l'entoure  est  un régal.  Elle raconte  en  images,  elle 
n'oublie  rien de ce qui fait que cet événement est  inou- 
bliable  dans la vie d'une enfant.  Les gants (portés pour 
la  première  fois),  la robe  d'absolution,  la  capeline 
blanche,  les  prières,  les cantiques,  la  retraite,  la 
pureté,  la fête, le chodo, la pièce montée, l'allégresse, 
les cadeaux,  et même, la soeur de première communion dont 
on parle si peu aujourd'hui.

     Merci  à Odet Maria de m'avoir rappelé la coutume qui 
consiste  à recueillir soigneusement le  cordon  ombilical 
des  bébés  lorsqu'il tombe et à l'enterrer sous un  arbre 
qui  devenait  ainsi le propre arbre de  l'enfant.  Quelle 
sage  coutume qui coopère sans le dire au  reboisement  du 
pays.   Je  me  souviens  maintenant,  avec  une  certaine 
émotion,  d'un  goyavier bien spécial,  dans un jardin  de 
Saint-Claude, planté en août 1960... comme c'est loin.

     J'ai été ravie aussi par le chapitre sur les jeux des 
enfants;   j'y  ai  retrouvé  ces  jeux  le  plus  souvent 
fabriqués par les enfants eux-mêmes, ces jeux inter-actifs 
bien avant l'heure, ces jeux qui ont fait mon bonheur il y 
a déjà bien longtemps.  Des matrones, (poupées de chiffon) 
des  lanternes magiques,  des vonvons (cerfs-volants),  le 
jeu du madras, le "a ti pilon macoto". Il y avait aussi la 
construction  des  "cabouas" (ou "cabouet") qui  sont  des 
formes   simplifiées   de   charettes  ou   des   voitures 
construites  avec  de vieilles caissettes de bois  et  des 
bobines  en  guise de roues (quand ce  n'étaient  pas  les 
roulettes  d'un  landeau  désaffecté mais  qui  aurait  pu 
encore  servir  si...  ).  Il y avait aussi  les  "Banzas" 
(lance-pierres)  sans parler des autres,  tous ces  jouets 
simples  fabriqués  avec les moyens du bord  et  l'enthou- 
siasme  de l'enfance,  qui ont donné tant de plaisir à des 
générations d'enfants en Guadeloupe.

     Odet  Maria raconte merveilleusement aussi les  séré- 
nades qui,  dans la nuit du samedi réveillaient en musique 
les jeunes filles. Il y avait les sérénades données par un 
seul  chanteur,  ou au contraire par un groupe  de  jeunes 
rentrant  d'un bal.  Il y avait les sérénades en  sourdine 
(pour  que  les  pères  n'entendent  pas)  et  celles,  au 
contraire hurlantes, pour que tout le quartier sache, il y 
avait  enfin celles où l'on reconnaissait la voix aimée et 
celles ou l'on n'arrivait pas à identifier le chanteur, et 
celles accompagnées de guitare, de banjos etc.

     Oui vraiment,  Odet Maria a du talent, un rare talent 
de conteuse, mais ce n'est pas tout; elle a de l'humour et 
un  extraordinaire  sens  de l'observation  qui  lui  font 
dégager  de  chaque situation le  trait  dominant  qu'elle 
accentue comme un dessinateur ferait une caricature.  Elle 
se livre avec un art consommé à ce sport, tout particuliè- 
rement dans ses chapitres "Mon premier long voyage" et "Un 
repas de noces".  Elle nous fait atteindre là des  sommets 
et je refuse absolument de vous dévoiler le moindre mot de 
ces passages dont la lecture est un véritable cadeau.




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