G.H.C. Numéro 57 : Février 1994 Page 982

Le pensionnat de Versailles
Bernadette et Philippe Rossignol

     Nous avons retrouvé un numéro des Annales des  Soeurs 
de  Saint-Joseph  de Cluny de novembre-décembre  1927  "Au 
Service  du Maître de la Moisson" (1ère année n°  6)  dont 
une  partie  rejoint tellement une actualité  récente  que 
nous ne résistons pas au plaisir de vous en citer de longs 
passages. En le faisant nous avons un souvenir ému d'abord 
pour  nos arrière-grands-mères  et  arrière-grands-tantes, 
élevées à "Versailles",  puis pour notre ami John Jova qui 
nous avait interrogés sur "Versailles" quelques mois avant 
de rejoindre ses chers ancêtres.

     L'article,  du  R.P.  Offredo,  s'intitule "Une belle 
émeraude  dans un écrin tout bleu".  C'est la  Guadeloupe, 
bien  sûr.  Nous  n'avons  supprimé que les  passages  sur 
l'histoire des débuts de la Guadeloupe.

                          *****

   Tandis que le ciel déploie l'éclat incomparable de  son 
azur,  les palmiers chantent leur chanson au souffle irré- 
gulier  des zéphyrs,  les mouches promènent leurs traînées 
phosphorescentes,  les savanes et les forêts exhalent  les 
senteurs  que  la brise emporte au loin sur l'océan  comme 
l'encens de la terre.  La saison fraîche est  bienfaisante 
pour les tempéraments affaiblis;  les santés se refont, le 
sang  s'enrichit,  les joues s'empourprent.  On éprouve la 
joie  de  vivre,  on se croirait dans une  de  nos  villes 
enchanteresses du sud de la France.  Les Guadeloupéens ont 
raison  de  chanter la douceur de leur pays où il fait  si 
bon vivre :

C'est un pays vraiment enchanteur 
Son nom était la belle Karukéra
Nous l'appelons notre belle Ile d'Emeraude
C'est une belle Emeraude dans un écrin tout bleu !

   Le sol,  formé d'éjections volcaniques, a une fécondité 
prodigieuse.  La végétation ne connaît point de repos; les 
arbres  renouvellent sans fin leurs fleurs et leurs fruits 
et  donnent  une  idée du  printemps  éternel  du  paradis 
terrestre. La Grande-Terre ne cultive guère que la canne à 
sucre,  pays de monoculture avec tous ses avantages et ses 
inconvénients. Lorsque le sucre et le tafia gardent un bon 
étiage  sur les marchés de France,  tout va bien,  le pays 
est prospère;  mais c'est la disette et la misère dans  le 
cas contraire. Pour l'exploitation des grandes cultures de 
canne,  l'outillage  est encore défectueux;  cependant les 
charrues  à moteur,  les petites locomotives marchant  sur 
rails,  les camions automobiles tendent de plus en plus  à 
se  généraliser et remplacent avantageusement les  lourdes 
charrettes   traînées   par  des  vaches  ou  des   boeufs 
indolents.

   La  Guadeloupe  proprement  dite,  avec  ses  montagnes 
boisées,  ses  pluies  fréquentes,  se prête mieux  à  une 
culture plus variée.  Elle résume dans son territoire tous 
les  climats,  toutes  les productions propres à  la  zone 
torride.  En  plus de la canne,  on y cultive  surtout  le 
café,  la vanille,  le cacao. Les montagnes sont couvertes 
de forêts d'acajou, d'ébéniers, de bois de fer et d'autres 
essences  précieuses  qui,  malheureusement,  ne sont  pas 
assez  exploitées.  Le café et la vanille sont  supérieurs 
aux  produits  similaires  des  Grandes  Antilles  et   du 
continent  américain.  Le cacao qui nous vient des anciens 
Mexicains  et  que  leur  dernier  empereur,   l'infortuné 
Montézuma,  savourait, dit-on, dans une coupe d'or, trouve 
à   souhait  les  conditions  particulières  qu'exige   sa 
production  :   chaleur  et  humidité.   Les  fruits  sont 
savoureux et variés;  l'ananas, la sapotille, le corossol, 
la pomme-cannelle,  la goyave, la pomme-liane et la pomme-
cythère,  sans  compter  le beau muscat et les  pêches  de 
France,  l'orange,  la banane et la mangue font l'ornement 
des tables et les délices des amateurs.  Les enfants  sont 
friands des "quénettes" et des pommes "surettes".
   Le règne animal est pauvre : pas de gibier, presque pas 
d'oiseaux.  Le colibri ou oiseau-mouche est celui que l'on 
voit  le  plus  souvent;  il est éblouissant  d'or  et  de 
pourpre, de saphir et d'émeraude, mais lui aussi est muet, 
comme tous les oiseaux de Guadeloupe.  Le serpent trigono- 
céphale  fait la terreur des gens à  la  Martinique;  mais 
nous  en  sommes  préservés à la Guadeloupe où  il  n'y  a 
aucune bête venimeuse.

   (...)  Les femmes créoles sont vêtues de robes claires, 
coiffées  de madras et vont pieds nus,  pour  la  plupart. 
Sans être jolies,  les créoles ont les yeux très doux, des 
dents d'émail, un grand air de bonté. Leur parler est lent 
et  leur  voix  musicale.  Le balancement de  leur  marche 
choque un peu mais finit par plaire,  surtout quand  elles 
portent  leur  calebasse comme une amphore sur  leur  main 
renversée à la hauteur de leur tête.  Au marché, elles ont 
une grande exubérance de paroles et de gestes; on les voit 
accroupies  et  souriantes  devant  leurs  ignames,  leurs 
malangas,  leurs tronçons de canne,  une variété étonnante 
de légumes et de fruits, le tout étendu par terre, pendant 
que,  des boutiques voisines,  s'exhale une odeur de morue 
qui  donne des nausées.  Contrairement à ce que l'on  voit 
dans  certaines  tribus  noires,  l'homme et la  femme  se 
partagent ici le travail du sol; et, comme ils ont d'habi- 
tude une part à la récolte, ils besognent avec beaucoup de 
diligence et une grande activité.

   (...)  La population,  qui s'élève à 230.000 habitants, 
est entièrement catholique. Tous les enfants sont baptisés 
dès  leur  naissance.  Les églises,  dans la  plupart  des 
paroisses,  sont  bien trop petites pour contenir le  flot 
des  pratiquants  qui déborde de  toutes  les  ouvertures, 
envahit les coins les plus petits, jusqu'au confessionnal, 
la  chaire à prêcher et même le trône épiscopal.  Il  faut 
voir prier la Guadeloupe !  Les braves gens ! Leur foi est 
si vive, leur attitude et leurs gestes si expressifs qu'on 
a  l'impression  qu'ils voient des yeux les Saints  qu'ils 
prient.  Ils n'oublient pas les pauvres, ils sont généreux 
à l'excès,  pratiquent la charité jusqu'à l'abnégation  de 
soi.  Quand la mort fait des orphelins, on se les dispute. 
Ils  donnent sans compter pour les bonnes oeuvres et  pour 
l'entretien de leurs églises.  S'il y a,  malheureusement, 
de nombreuses familles qui vivent dans le concubinage,  on 
le  doit  plutôt  à un manque  d'organisation  sociale  et 
aussi,  il  faut le dire,  aux prétentions des jeunes gens 
qui ne veulent se marier qu'en première classe,  avec  des 
habits  du  dernier chic et de la dernière mode.  Il  faut 
économiser  pour  le jour de ses noces et la  jeunesse  ne 
sait pas ce que cela veut dire. 





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