G.H.C. Numéro 58 : Mars 1994 Page 1000

UN AMOUR CONTRARIÉ AU XVIIIème SIECLE
Pierre Coudroy de Lille

     C'est  un  drame  du temps de l'abbé  Prévost  et  de 
Bernardin de Saint-Pierre,  où l'on voit deux jeunes  gens 
en  butte à l'acrimonie d'une personne de leur famille qui 
s'oppose  à leur union.  Histoire qui n'eut pas manqué  de 
faire  verser des torrents de larmes à nos ancêtres  d'âme 
sensible.

Voici les acteurs de cette tragédie :

- le  jeune  homme,   Jacques  ThOUMAZEAU,   d'Aillas  (en 
Gironde),  possédait  dans cette commune le domaine de  La 
Choque.   Il  était  né  vers  1760,   du  sieur  Philippe 
Thoumazeau et de demoiselle Catherine BRAYLENS, déjà veuve 
lorsque commence cette histoire.  Sa famille paraît  avoir 
eu une certaine aisance et quelque importance;
- la jeune fille,  Anne DUVAL,  née en 1761 à Bordeaux, de 
parents modestes;
- la vieille tante revêche,  Marie BRAYLENS,  semble assez 
fortement attachée aux questions d'argent.  C'est elle qui 
sera responsable des malheurs qui s'abattront sur le jeune 
couple;
- des  personnages de second plan :  la soeur de  Jacques, 
Anne THOUMAZEAU, et son mari Vital PIGOUSSET, de Marmande; 
un ami du jeune homme, Jean BAZAS, de Meilhan.

     Jacques THOUMAZEAU voulait se destiner au commerce et 
vint,  en  1780,  apprendre  l'art du négoce  à  Bordeaux. 
Quittant sa mère, il s'engagea comme commis à la maison de 
commerce  de M.  AUDIÉ.  Il y fit la  connaissance  d'Anne 
DUVAL,  qui  s'y trouvait en qualité de dame de compagnie. 
Ils  se  plurent  et  décidèrent  de   s'épouser.   Madame 
THOUMAZEAU,  à qui la jeune fille fut présentée, consentit 
au  mariage,  mais  il n'en fut pas de même de la  vieille 
tante qui s'y opposa formellement. Espérant pour son neveu 
une demoiselle plus riche, elle déclara qu'elle ne verrait 
jamais  cette alliance d'un bon oeil et  qu'elle  mettrait 
tout  en oeuvre pour y faire obstacle.  Le jeune homme eut 
beau insister,  affirmer que son honneur était engagé  par 
ses promesses,  rien n'y fit. Jacques THOUMAZEAU aurait pu 
se  passer de l'accord de sa tante pour convoler,  mais il 
voulait la ménager, car il en attendait l'héritage.

Il  décida  de  se rendre en Amérique pour  y  exercer  le 
commerce quelques années,  espérant bien qu'avec le  temps 
sa tante se laisserait fléchir,  et certain qu'il y ferait 
fortune.

Quittant  Anne  DUVAL  avec mille regrets  et  une  grande 
douleur,  THOUMAZEAU s'embarqua à Bordeaux,  en août 1785, 
pour le Cap Français de Saint-Dominque.  Dans une lettre à 
sa mère,  il dit que la traversée dura 43 jours. Il écoula 
la pacotille qu'il avait emportée, mais trouva bientôt que 
les  affaires étaient dures.  Enfin,  grâce aux relations, 
aux  lettres  de recommandation,  à l'appui  d'un  de  ses 
parents bazadais,  M. PARTARRIEU, secrétaire du Général de 
la   colonie  de  la  Guadeloupe,   il  trouve  un  emploi 
intéressant  de commis dans une maison sérieuse.  Au  bout 
d'une  année,   il  s'établit  à  son  compte  au  Cap  en 
s'associant avec un ami qu'il vient de se faire, BAZAS. Il 
réussit dans son entreprise de "marchand graissier" et, en 
très  peu  de  temps,  se trouve à la  tête  d'une  petite 
fortune.

Jacques THOUMAZEAU n'avait pas renoncé à Anne DUVAL.  Elle 
le rejoignit en 1787 dans la ville du Cap et ils s'instal- 
lèrent  ensemble,  tant et si bien que l'opinion  publique 
les  croyait  mariés  et que chacun dans  la  colonie  les 
considérait comme époux. Eux-mêmes ne pensaient qu'à légi- 
timer leur union,  d'autant plus qu'un garçon, Félix, leur 
était né en 1788.
La  tante BRAYLENS finit par se  laisser  attendrir.  Elle 
écrivit  à  son  neveu,  en mai 1789,  pour  lui  déclarer 
qu'elle  avait  été trompée par de faux  rapports  sur  la 
demoiselle;  elle l'engageait à se marier et l'assurait de 
toute son amitié en le priant d'oublier le passé.

Plein de joie,  THOUMAZEAU alla annoncer la nouvelle à ses 
bons amis, BEDOURET, de Bordeaux et CHAMBAUDET, de Fontet. 
Sans plus attendre, ils se rendirent tous au presbytère du 
Père SAINTIN,  de l'ordre de St-François,  préfet  aposto- 
lique du Cap,  pour fixer la date du mariage... Hélas ! Il 
manquait  une pièce nécessaire à la célébration :  Jacques 
avait son certificat de baptême, mais Anne ne l'avait pas, 
et  il fallait cette pièce pour prouver leur  catholicité. 
Un ami,  le capitaine de navire GOURGEON, qui partait pour 
Bordeaux,  s'engagea  à  rapporter ce  certificat,  et  il 
fallut bien différer encore le mariage attendu depuis déjà 
cinq ans !... Les traversées étaient longues, un an serait 
nécessaire  pour recevoir à Saint-Dominque le papier  tant 
désiré.

Une fille, Victoire THOUMAZEAU, naquit le 24 octobre 1790. 
Le  certificat  de  baptême arriva  enfin  quelques  jours 
après, le 8 novembre. Dès lors, rien ne s'opposait plus au 
mariage.
Le lendemain 9 novembre,  THOUMAZEAU fit venir chez lui le 
notaire  Despagnon  pour rédiger  le  contrat.  Malheureu- 
sement,  le même jour, alors que le notaire instrumentait, 
on  entend  dans la ville battre la générale  :  le  bruit 
d'une grave insurrection des hommes de couleur se  répand; 
le  notaire  est  contraint de remettre  la  rédaction  du 
contrat à un jour plus paisible.  Le soir, le gouvernement 
ordonna  la levée d'une milice de 500 hommes pour aider la 
troupe  à maintenir l'ordre.  THOUMAZEAU fut compris  dans 
cette réquisition et il partit dans la nuit.

C'était  l'insurrection de la Grande-Rivière où,  sous  la 
direction  des mulâtres OGÉ et CHAVANNES,  les  hommes  de 
couleur  pillèrent,  saccagèrent des  plantations,  massa- 
crèrent les colons et s'apprêtaient même à prendre le Cap. 
Non  sans peine,  les bandes furent détruites,  mais cette 
insurrection  fut  la première en notre belle  colonie  de 
Saint-Domingue et elle marqua le début de la succession de 
désastres qui parvinrent à nous la faire perdre.
Au cours de cette nuit,  THOUMAZEAU contracta les  fièvres 
et  le onze au matin,  il obtint un congé de maladie  pour 
rentrer chez lui.  Il se mit au lit et le médecin vit dans 
sa  maladie  une  fièvre  putride  et  maligne.   Cela  ne 
pardonnait  pas.  Les jeunes gens eurent quelque espoir un 
moment,  mais rapidement l'état empira. Le 18 novembre, le 
notaire revint,  cette fois pour recueillir les  dernières 
volontés  de THOUMAZEAU :  il instituait pour sa légataire 
universelle Anne DUVAL qui, par ses soins et son habileté, 
avait  contribué  au succès de ses affaires  et  était  la 
cause de son aisance.





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