G.H.C. Bulletin 88 : Décembre 1996 Page 1804


On fait croire à  l'equipage  que  le  vin  des  vitailles
estoit finy, et ne restoit que celuy  qui  estoit  destiné
pour traiter, et ainsi on  le  met  à  la  biere,  on  est
contraint d'accommoder deux  matelots,  l'un  Anglois,  et
l'autre Escossois, le vaisseau n'estant assez fourny  pour
ses grandes manoeuvres.                                   
Un seul bien nous arriva en ce pays, c'est que les malades
du mal de mer y treuvèrent leur santé; et le révérend Pere
Suffren à qui j'avois écrit l'état où nous étions,  obtint
de la serenissime Reyne d'Angleterre dix Jacobus, et  nous
les envoya; les RR. PP. Capucins en  eurent  la  moitié  :
Dieu soit la recompense de sa Majesté.                    

     Nous n'estions pas encore à la fin de nos maux et  de
nos apprehensions. lors que nous nous disposions à partir,
nouvelles nous arrivent de  plusieurs  endroicts,  que  le
bruit de nostre  arrivée  en  ce  havre  porté  par  toute
l'Angleterre,  avoir  fait  partir  un  Dunquerquois,  qui
estoit à Plemeur, sur l'esperance d'un bon butin, et qu'il
nous gardoit entre Londey, et la  barre,  en  dessein  d'y
demeurer plustot trois mois, que de nous laisser échapper.
Son navire estoit monté de plus de vingt pieces de  canon,
et six vingt hommes, entre lesquels y  en  avoit  deux  de
ceux qui nous ayant abandonnez, avoient fait le rapport de
notre estat et foiblesse; et de vray, quelques-uns de  nos
gens avoient aperçeu de dessus les montagnes  voisines  un
grand vaisseau qui alloit et venoit devant la  barre.  Nos
Gouverneurs au commencement ne  vouloient  rien  hasarder;
mais si faut-il, ou sortir de ce port, ou y vendre  nostre
vaisseau,  comme  quelques  Anglois  croyoient  que   nous
ferions;  et  possible  pour  nous  y  contraindre  qu'ils
avoient controuvé cette nouvelle.                         

     Au sortir nous approchâmes si près des rochers cachez
sous l'eau, que nous  fusmes  en  grand  danger;  nous  ne
rencontrâmes pas en sortant le Dunquerquois, mais  sur  le
soir on aperçeut un vaisseau vers Londey,  qui  fut  cause
que la nuict nous nous detournâmes de nostre route pour le
tromper, bien contens d'etre en quelque  asseurance  qu'il
ne nous attraperoit pas. Mais un nouveau  malheur  troubla
encor ce peu  de  contentement.  Le  Pilote  entre  en  la
chambre tout éperdu, disant qu'il y avoit dans le vaisseau
une ou plusieurs voyes d'eau, et  qu'on  venoit  de  tirer
pour une fois huict cens bastonnées quoy qu'il n'y eut pas
long temps qu'on avoit jeté  l'eau.  Voila  l'alarme  bien
chaude au quartier; on prend résolution de  relâcher  pour
la troisième fois, et aller à Kinsal, qui est un tres  bon
havre en Irlande, nous perdons trois jours à le  chercher:
la nuict nous nous en  retirons,  lors  que  le  vent  est
impetueux de crainte qu'il nous jette contre terre  durant
les tenebres. Le mercredy des cendres au  matin,  nous  en
eusmes connoissance d'assez près, et à  la  veuë  du  port
tant désiré, nous changeons de résolution. Le vent  estoit
propre pour nostre route : on craint que  la  plus  grande
partie de l'équipage n'abandonne le vaisseau en un  voyage
si fâcheux et malheureux : Le Pilote publie que les  voyes
d'eau sont découvertes, qu'on les peut  aisément  étancher
dans quelques jours, durant lesquels on  jettera  l'eau  à
tous les horologes, c'est à dire, de demie heure en  demie
heure, les passagers le jour, et les matelots la nuict; et
sur cela on passe outre.                                  

     Le matin du troisiéme de Mars, nous  aperceusmes cinq
vaisseaux,  trois  chasserent sur nous tout  le  jour,  et
partie de la nuict :                                      
Nous les prenions pour Turcs;  nonobstant  qu'ils  eussent
mis le pavillon de Hollande; nous ne pouvions nous y fier,
les Turcs usant souvent de cette ruse de mettre  un  autre
pavillon que le leur : Eux nous prenoient pour  Espagnols,
quoy que nous eussions  mis  le  pavillon  blanc,  et  ils
avoient quelque raison, pource qu'ils nous  voyoient  fuyr
vers l'Espagne; où on  sçait  bien  que  les  François  ne
seroient pas les bien-venus. Ils nous joignent  au  second
quart de la nuict; et aprés qu'on eut demandé  et  répondu
de part  et  d'autre  d'où  estoit  le  navire,  ils  nous
tirerent deux coups de canon; peu  s'en  fallut  que  nous
n'en rendissions autant, mais la partie n'étoit pas égale;
c'estoient grands vaisseaux, qui avoient deux fois plus de
canon  et  d'hommes  que  nous,  et  alloient   partie   à
Fernambouc, et partie courir le bon bord. Ils nous  firent
amener les voiles, et demeurer avec eux jusques  au  jour,
nous gardant soigneusement toute la nuict. Le matin nostre
Capitaine alla à leur bord, monstra sa permission, et puis
bons amis. L'Admiral demanda  une  barrique  de  vin  pour
contenter ses gens, fâchez d'avoir si longtemps chassé  en
vain : Il nous promit compagnie tandis  que  nous  ferions
mesme route; mais elle ne dura pas long-temps, dautant que
son navire alloit fort bien au lict du vent et  le  nostre
fort mal; de sorte que  nous  fusmes  la  nuict  en  grand
danger pour avoir trop porté de voiles afin de le  suivre.
Le lendemain un de nos meilleurs matelots faisant  quelque
maneuvre tomba dans la mer,  et  ne  fut  possible  de  le
sauver, le vaisseau passoit si tost qu'en moins de rien il
l'eut trop éloigné. Ces  accidens  et  les  précédens,  si
funestes à quelques uns, et  facheux  à  tout  l'équipage,
furent salutaires à d'autres, à qui  Dieu donna durant une
petite exhortation et remonstrance faite à cette occasion,
de  fortes  pensées  de  leur  salut.  On  renouvella  les
deffenses  de  jurer,  proferer  de  sales   paroles,   et
s'absenter de  la  priere  :  Quelques  coulpables  furent
punis, et Dieu sembla satisfait de ces bonnes resolutions,
nous donnant dés l'heure fort  beau  temps,  qui  ne  nous
quitta plus. Nous chassames durant ce beau  temps  sur  un
vaisseau : bien nous prit que c'estoit un Anglois, et  non
un ennemy; car il estoit beaucoup plus grand que le nostre
et meilleur, et nous estions à la portée du  mousquet  que
nous n'avions pas deux canons parez, c'estoit nostre ordi-
naire :  de  loing  tous  les  vaisseaux  nous  sembloient
petits, et avoir peur de nous : c'estoit merveille combien
nous estions vaillans : mais de prés, s'il en  eust  fallu
découdre, nous eussions bien laissé du  poil.  Un  honeste
homme qui estoit avec nous et sçavoit bien le mestier, dit
fort à propos, que ce n'estoit pas à nous à  aller  querir
des vaisseaux, ny faire la guerre.                        

     Le troisiéme Dimanche de Caresme nous eusmes cognois-
sance de l'une des Canaries appelée Fortavanture, ou Port-
avanture, que nous approchasmes  en  dessein  d'y  aborder
s'il y eust eu commodité pour remedier aux voyes d'eau; il
n'y faisoit pas bon. Le soir, la brune estant cessée, nous
vismes de loin quelques autres isles. Sur le mesme dessein
de boucher les voyes d'eau, nous allons chercher celles du
Cap-vert, particulierement celle  de  Sainct  Vincent,  et
chassons en chemin sur deux Holandois aussi judicieusement
que nous avions chassé  sur  l'Anglois.  Nos  navi-gateurs
nous mirent trois nuicts à la cappe, de peur d'aborder  la
terre  durant les tenebres, de laquelle ils  se  faisoient
fort proches, et se trompoient :                          


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