G.H.C. Bulletin 88 : Décembre 1996 Page 1806


     L'isle  est  divisée en  deux  parties;  l'une  qu'on
appelle  la Cabesterre,  qui est au  dessus  du  vent,  et
possedée par les Caraibes;  l'autre peuplée des  François,
appellée la basse terre, ou les grands sables  :  que  si
cette  basse terre à quelque  advantage sur la  Cabesterre
pour l'abord des vaisseaux,  et une rade fort saine;  elle
luy  est  aussi  reciproquement inferieure  en  beauté  et
commodité; la Cabesterre estant plaine, unie, et égale, au
lieu que nostre basse terre est raboteuse,  et divisée par
des  montagnes,  qu'on appelle icy  mornes,  fort  aspres,
rudes, et difficiles,  qui fait que les habitans sont plus
éloignez les uns des autres,  et ne  se  visitent  pas  si
souvent et si aisément.                                   

     Nos terres habitées,  à raison de  ces  mornes,  sont
divisées en trois estages; celles qui sont les plus basses
et proches de la mer, s'appellent habitations  du  premier
estage; les autres qui vont  au  pendant  des  mornes,  du
second estage; et celles qui sont au de la  et  au  dessus
des mornes, sont nommées le troisiéme estage : car il y  a
quelques habitations sur les  mornes  plus  bas  et  moins
rudes à monter; les pitons  ou  sommets  des  plus  hautes
montagnes demeurent pour les bois, et  leurs  hostes,  les
couleuvres, viperes, lezards, et oyseaux. Mais  encore  de
ces mornes si fascheux nous retirons un bien incomparable,
sçavoir est, bon nombre de petites rivieres  ou  ruisseaux
qui coulent d'en haut, et ont de la pente et  des  cheutes
propres pour des moulins;  l'eau  en  est  fort  bonne  et
fraiche, et  nourrit  quantité  de  grosses  eschrevisses,
anguilles, et autres poissons. Il y  a  aussi  dans  cette
Isle de belles anses de sable ou la tortuë terrist. Nous y
avons un grand cul de sac où est le fort Royal, et un fort
beau lieu pour le cranage des vaisseaux. Il y a aussi  une
saline, qui si elle estoit accommodée, ce  qu'on  pourroit
faire fort aisément  et  à  peu  de  fraiz,  porteroit  de
grandes commoditez; d'autant qu'outre  la  fourniture  des
habitans, il y  auroit  du  sel  pour  traitter  avec  les
estrangers. Les pierres, la chaux, la  brique  ny  manque-
roient pas, s'il y avoit des ouvriers pour les  mettre  en
oeuvre, et si on s'en vouloit  servir  :  mais  partie  la
pauvreté des habitans, partie le manquement d'ouvriers, et
en partie aussi le peu de necessité qu'il y a de se  mieux
couvrir, le chaud y estant continuel,  ont  fait  negliger
ces commoditez pour se contenter de cases, à la mode  des
Sauvages, faites de roseaux, ou de pieux  ,  couvertes  de
feüilles de palmistes, roseaux, et autres. Pour  le  bois,
toute l'Isle en est couverte, à la reserve de ce  que  les
François et Sauvages descouvrent pour leurs habitations et
jardins : mais presque tout le bois est subjet  aux  vers,
d'où vient qu'il y en a peu de bien propre  à  bastir,  et
encore moins pour faire navires. Il  est  vray  qu'en  ces
mers icy le ver gaste aussi bien le  bois  de  France  que
celuy du païs; c'est pourquoy il faut  faire  un  doublage
aux vaisseaux qu'on  y  envoye  pour  y  demeurer  quelque
temps.                                                    

     Les vents plus ordinaires icy viennent de  la  terre;
ils ne sont pas grands, sinon que quelquesfois,  et  assez
souvent, il vient des rafales, ou vents de peu  de  durée,
mais fort impetueux; c'est pourquoy afin de se couvrir, et
n'estre emporté à vau  le  vent,  comme  quelques-uns  ont
esté, les vaisseaux arrivant rangent la terre à la  portée
du pistolet,  la  rade  estant  bonne  et  saine,  et  les
matelots ont toûjours la main à l'escoute pour amener  les
huniers lors qu'il est necessaire.  Les ouragans, ou vents
extraordinairement furieux,  qui  font  tout  le  tour  de
l'horison, abbattent les arbres, et les maisons, de  sorte
que fort peu en escappent; ne se sont fait sentir icy avec
tant de violence qu'à d'autres isles,  non  plus  que  les
tonerres et tremblemens de terre.                         

Entrée et establissement des François en cette isle.
CHAPITRE III
     Cette isle, et autres voisines, ont jadis esté veuës,
et non pas   habitées,  par  Christophle  Colomb,  et  ses
espagnols,  qui  ayant  sçeu  que  les  naturels  du  pays
estoient canibales et anthropophages,  qui  ne  trouvoient
aucune chair plus delicate que celle de leurs ennemis,  ne
desirant si tost mourir,  passerent  outre  pour  chercher
quelque meilleure fortune. les François ont esté, comme on
croit, ceux des Europeans qui l'ont habitée les  premiers.
L'an 1635.  feu monsieur de Nambuc gentil  homme  François
gouverneur de l'isle de S. Christophle, homme d'esprit  et
de  jugement,  et  fort  entendu  à  faire  de   nouvelles
peuplades,  et establir des colonies en ces isles;  envoya
le  sieur  du Pont  accompagné   d'environ   quatre-vingts
soldats, avec ordre d'habituer la Martinique, et peu apres
autre  quarante  hommes soubs la conduite du  sieur  de la
Vallée, qui devoit estre  Lieutenant,  et  est  maintenant
premier capitaine de l'isle. L'entreprise  estoit  hardie,
et l'execution difficile; l'affaire ne se passa  pas  sans
noises, et combats avec les Sauvages habitans  de  l'isle,
assistez de leurs voisins, de la Dominique, S. Vincent, et
autres; quelques François y laisserent la vie : La disette
et manquement de vivres mit les autre bien  en  peine,  et
les contraignit en cette extremité, de  vivre  de  fruicts
sauvages, racines et  toutes  sortes  d'animaux  des  bois
proches, n'osant s'éloigner de crainte des  Sauvages,  qui
de leur part faisoient tout le possible pour se  maintenir
en leur possession, et en chasser nos François : que s'ils
estoient contraints de se retirer, à mesure  qu'ils  quit-
toient quelque lieu descouvert et planté ils mettoient  le
feu partout à leurs cafes, et aux vivres qui estoient  sur
terre, pour en priver les nostres, qui aussi ne manquoient
à en planter partout où ils pouvoient, autant que l'ennemy
leur permettoit, mais c'estoit pour le temps à  venir,  et
le present, qui estoit celuy de leur disette, n'en  estoit
pas soulagé. Nonobstant  ces  difficultés,  dans  quelques
mois nos gens viennent about de leur dessein  avec  l'ayde
de Dieu, et s'emparent de la partie de l'isle, où ils sont
maintenant, y plantent et bastissent à la  mode  du  païs.
Les Sauvages Caraibes se  retirent,  les  uns  en  l'autre
partie de l'isle, nommée la  cabesterer,  les  autres  aux
isles voisines; tous avec resolution de n'en demeurer  pas
là, et de revenir avec plus grandes  forces  pour  chasser
les François : mais ayant  apres  quelque  temps  recogneu
leur foiblesse et impuissance, ils  parlerent  de  quelque
accommodement, et la paix fut  faite  telle  qu'elle  peut
estre  avec ces infidelles.  Le sieur  du Pont  s'embarqua
pour aller rendre compte, et porter cette bonne nouvelle à
Monsieur de Nambuc, et par mesme  moyen  se  pourveoir  de
vivres et autres commoditez. Il est porté à vau le vent és
terres Espagnoles, où il est trois ans prisonnier.  Durant
ce temps, n'en ayant  eu  aucune  nouvelle,  on  le  croit
perdu, et monsieur de Nambuc se voyant proche de  la  mort
pourvoit  du  commandemant de l'isle  monsieur  du Parquet
l'un de ses nepveux, que messieurs de la Compagnie luy ont
confirmé.                                                 


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