G.H.C. Bulletin 88 : Décembre 1996 Page 1808

     Venons aux herbes dont on mange : celles du pays sont
les choux, que nous appellons caraïbes, qui ne sont  point
mauvais : les feuilles des patales  dont  on  nourrit  les
animaux en quelques endroits, sont bonnes au potage, et le
bout de leur  rejetton  passe  pour  des  asperges,  ayant
tellement le mesme goust, que si on le  mangeoit  sans  le
voir, on croiroit manger des asperges. Le  coeur  du  haut
des palmistes, qui est le commencement et la naissance des
feuilles  nouvelles,  blanc  comme  de  la  chicorée  bien
apprestée, est fort bon en salade, et au pot  sans  compa-
raison meilleur que nos choux de pomme. Le pourpier  vient
en si grande quantité par les champs, qu'on le tient  pour
une mauvaise herbe, à cause  qu'il  nuit  aux  autres;  il
n'est pas si bon que celuy de nos  jardins  :  les  autres
herbes du pays ne nous sont pas encore cogneuës.          

     La  plus-part des herbes de nos jardins de  France  y
viennent bien, comme laictues, chicorée, oseille,  persil,
choux, oignons, et autres; les concombres tres bien.  Pour
les melons semblables aux nostres, en six semaines ou deux
mois vous les avez tres-bons, et ordinairement  plus  gros
qu'en France. J'ay dit les melons semblables aux  nostres;
d'autant qu'il y en a d'autres,  qu'ils  appellent  melons
d'eau, qui ne sont pas de si bon goust  que  les  nostres,
mais qui desalterent et rafraichissent grandement; ils ont
beaucoup d'eau, c'est à mon advis ce qui les a fait nommer
melons d'eau : ils ont la chair rouge, et sont gros  comme
citrouïlles mediocres, nonpas si longs, mais  plus  ronds,
de si facile digestion qu'un homme en peut manger un  tout
entier sans crainte de s'en trouver mal. Plusieurs  herbes
icy, tant de celles du pays, que de celles de  France,  ne
portent point  de  graine;  possible  que  l'industrie  et
l'artifice pourroit suppleer à ce defaut, et leur en faire
porter, comme l'experience  a fait voir en  quelques  uns;
mais il n'en est de besoin, la nature y ayant pourveu  par
une autre voye, d'autant que ces herbes comme les choux et
autres poussent quantité de rejettons,  qu'on  plante,  et
qui viennent fort bien.                                   

     Les pois ronds de France y  viennent  bien;  on  n'en
fait pas grand estat, dautant qu'il y a  une  merveilleuse
quantité de ces pois, que quelques-uns appellent  pois  de
Rome, autres des fesoles, autres haricots, qui portent  en
six semaines, excepté de  petits,  qu'ils  appellent  pois
Anglois, d'autant que les Anglois sont les premiers qui en
ont apporté, non pas d'Angleterre, mais de la terre  ferme
de l'Amerique; ceux cy ne portent que dans deux mois,  ont
bien meilleur goust,  et  font  meilleur  potage  que  les
autres, on en mange aussi en salade. Il y  a  en  quelques
endroits des pois d'angole semblables à nos lentilles;  ce
sont les delices des Negres; ils jettent  comme  un  petit
arbrisseau qui dure six ou sept ans, au bout  desquels  il
en faut semer d'autres: on en trouve plus grande  quantité
à sainct Christophle qu'aux autres isles. Il y a aussi des
pois gros et plats, rouges  et  blancs,  qui  jettent  une
belle verdure pour couvrir des  tonnelles  de  jardin,  et
durent quatre ans. On ne manque  point  d'ingrediens,  qui
servent là au lieu de poivre pour les sausses.            

     Quant aux racines, les  patales,  de  la  feuille  et
rejettons desquelles nous avons desja parlé, sont  d'ordi-
naire  plus  grosses  que  nos  naveaux,  et  de  beaucoup
meilleur goust : les Anglois de sainct  Christophle  n'ont
point d'autre pain pour la plus part : elles  sont  jaunes
au dedans, il y en a aussi de rouges et de blanches  :  on
les fait cuire dans la cendre, et en un chaudron avec  peu
d'eau, et faut le  couvrir  afin  qu'il  ne  prenne  point
d'air, si faire se peut : elles sont de bonne  nourriture,
et on s'en sert encore pour le hoüicou, ou la  boisson  du
pays, comme nous dirons. Il y en a qui sans autre meslange
en font de la boisson, mais elle n'est pas  si  bonne  que
celle qu'on fait de cassave.                              

     Le manioc est une espece d'arbrisseau de cinq ou  six
pieds de haut, dont les feuilles ressemblent  aucunement à
celles de nos osiers ou saules : on le  provigne  plantant
en terre des bouts de bois de la  longueur  d'un  pied  au
plus. Il porte une racine grosse comme  nos  plus  grosses
bettes-raves, mais blanche : que si on veut avoir de juste
grosseur, on attend un an. Apres avoir  nettoyé  ou  raclé
cette racine, on la grege, ou reduit en grosse farine avec
une sorte de raspe platte, qu'on appelle grege, puis on la
met en  presse  pour  en tirer toute  l'eau,  qui  est  un
dangereux poison : apres on  met  cette  farine   sur  une
platine de fer sur le feu, comme on fait les  galettes  de
bled noir, et on retire un grand pain, ou galette  blanche
comme neige, qui estant encore fraische a assez bon goust;
lors qu'elle est dure, et gardée long temps elle en a fort
peu : voila le pain du pays,  qu'il  ne  faut  pas  manger
chaud, d'autant qu'il nuiroit à la santé :  il  ne  charge
point l'estomach, mais aussi il ne sustente pas  beaucoup.
On fait de ces galettes plus espaisses  pour  porter  dans
les vaisseaux; et d'autres épaisses d'un bon poulce,  pour
faire du hoüicou, ou boisson du pays : on les  met  toutes
chaudes dans l'eau, ou bien on les fait pourrir entre  des
feuilles, puis on les met dans l'eau un peu chaude, on les
presse et manie pour en faire comme de la paste,  puis  on
grege là dessus quelques patales, et cela  ensemble  boult
vingt-quatre heures, apres lesquelles on le passe,  et  le
clair sert de breuvage, le marc est pour les poules, si ce
n'est que quelques mesnagers y remettent encore  de  l'eau
pour en tirer un second hoüicou moindre  que  le  premier,
comme quand on met de l'eau sur le marc du vin : et  cette
seconde boisson à  cause  qu'elle  ne  vault  gueres,  est
appellée dans le pays d'un nom qui vault encore moins.  Le
hoüicou bien fait, comme le font les Sauvages, est d'assez
bon goust, et nourrissant, et pris par excez peut enyvrer.
La fertilité de ce manioc, dont un champ nourrira beaucoup
plus de personnes que s'il y estoit semé du bled,  a  fait
negliger la culture  de  la  terre,  pour  en  retirer  du
froment  de  France;  aucuns  en  ayant  seulement   jetté
quelques grains deux ou trois doigts avant dans la  terre,
ont veu paroistre dans peu de temps des pailles hautes  de
douze ou quinze pieds avec un espy au  bout  sans  grains,
qui leur a fait juger, que ce pays n'estoit propre pour le
froment. Il est croyable que si on y avoit apporté un  peu
plus de façon, il ne viendroit  pas  mal  aux  lieux  plus
temperez, qui sont au pendant des montagnes; comme le bled
d'Inde, ou maïs, le ris, et autres grains,  orge,  avoine,
lin, chanvre y viendront aussi à ce qu'on croit, et on l'a
desja experimenté de quelques uns.                        

      Disons icy à l'occasion  de  la  boisson  dont  nous
avons parlé; que la vigne y croist fort bien : elle  porte
deux ou trois fois  l'année  pourveu  qu'on  la  taille  à
temps, et fort prés;  et  si  on  avoit  l'experience  des
façons qu'il luy faut donner, et le choix des lieux où  on
la plante, et du temps de la  planter,  et  tailler,  elle
porteroit ses raisins un peu plus  meurs  que  ceux  qu'on
void, et dont j'ay gousté à S.  Christophle;  Il  faudroit
aussi porter de France, de bons pepins, ou  de  bon  plan,
comme on peut sans difficulté.                            


Page suivante
Retour au sommaire




Révision 28/12/2004