G.H.C. Bulletin 89 : Janvier 1997 Page 1846

Le Père LABAT soulève des vagues
Marcel Chatillon

     Les "révélations" du Père LABAT dans son "Voyage  aux
Isles" au sujet de quelques familles créoles ne furent pas 
sans soulever des  réactions  indignées  de  la  part  des
personnages visés,  comme l'ont bien montré  Bernadette et
Philippe Rossignol à propos de la famille DU LYON.
     La pression de la société créole réussit même à faire 
supprimer, dans la deuxième édition de Voyage, en 1742, le 
chapitre  consacré  aux  Blancs  qui  avaient  épousé  des
Noires.

     En 1866 paraît à Fort-de-France une nouvelle  édition
du Voyage, édition  d'ailleurs  la  plus  rare  de  toutes
celles qui  ont  été  faites.  C'est  l'occasion  pour  la
famille TANNEGUY DU CHASTEL de produire une  rectification
au sujet des ancêtres de l'officier  TANNEGUY  DU  CHASTEL
qu'avait évoqué le Père LABAT. Mais quelle mouche  pouvait
bien avoir piqué notre Jacobin ? Il semble qu'il avait  dû
fort mal s'entendre avec cet officier, lieutenant de roy à 
Basse-Terre, lors du siège de la Guadeloupe en  1703,  qui
aurait pu contester le rôle que s'attribue notre  Révérend
lors des actions militaires de cette campagne (dont on  ne
retrouve  aucune  mention  dans  la  correspondance  offi-
cielle). C'était donc une petite  vengeance  mais  qui  ne
laissa pas indifférente la descendance.

     Et cependant, LABAT avait supprimé un passage de  ces
mémoires, bien plus sulfureux, que voici :

"Ce fut environ dans ce temps-là que le Sieur TANNEGUY  DU
CHASTEL, capitaine d'un détachement de marine, épousa  une
des  filles  du  sieur  POCQUET,  capitaine   de   milice,
conseiller du Conseil souverain de la Martinique,  et  qui
avait tout récemment acheté une charge  de  Secrétaire  du
Roy. Ce mariage fit grand bruit dans l'isle.  Premièrement
à cause de la haute noblesse du  Sieur  CHASTEL  que  l'on
voyait  assez  mal  assorti  du  côté  de  l'épouse  qu'il
prenait, et en second  lieu  à  cause  d'un  accident  qui
troubla la fête. Le sieur POCQUET y avait convié tous  les
parents du côté de sa femme et tous les amis  et  voisins,
ce qui faisait une fort nombreuse  assemblée.  Il  n'avait
pas voulu se rapporter pour l'exécution du festin au nègre 
qui lui servait habituellement de cuisinier et avait  fait
venir un traiteur du bourg de Saint-Pierre. Ce  qui  ayant
irrité le nègre, il mit malicieusement deux bouts de tabac 
dans une daube de deux coqs dinde que l'on  devait  manger
froide le jour de la noce à déjeuner. Il n'en  fallut  pas
davantage pour purger par le haut, par  le  bas,  la  plus
grande partie de l'assemblée qui avait voulu goûter de  ce
coq purgatif. Jamais il ne s'est vu un  tel  désordre,  le
chirurgien ne pouvant suffire  à  donner  la  thériaque  à
l'un, de la confiture de hyacinthe à l'autre,  à  celui-ci
un lavement, en un mot la fête fut troublée d'une  manière
qui donna à parler et à rire à toute l'isle".

Retenons de ce passage, bien plus que la  bonne  histoire,
l'indignation de voir un officier noble épouser une créole 
d'extraction douteuse.  Et  cependant,  tout  cela  devint
banal : épouser une créole pour redorer un  blason,  chose
normale, et un noble pouvait dire à  Louis  XVI  :  "Sire,
votre Cour est créole". En 1789, près  du  tiers  du  Club
Massiac représentant les  colons  de  Saint-Domingue,  est
fait de représentants de la noblesse !

"Le capitaine de l'autre compagnie de marine qui composoit 
la garnison du fort de  la  Basse-Terre,  étoit  le  sieur
TANNEGUY DU CHATEL, seize ou dix-septième du nom. Il était 
Breton; il disoit à tous ceux qui le vouloient écouter, et 
le leur auroit répété cent fois le jour, de peur qu'ils ne 
l'oubliassent, qu'il descendoit en  ligne  directe  et  de
mâle en mâle du fameux TANNEGUY DU CHATEL qui tua  un  peu
traitreusement  le  duc  de  Bourgogne  sur  le  pont   de
Montreau, comme  dit  l'Histoire  de  France.  Mais  comme
Moreri et les autres historiens et généalogistes  assurent
que ce TANNEGUY du CHATEL ne fut jamais  marié,  et  qu'il
n'avoit que deux frères, tous deux dans l'ordre  épiscopal
qui n'avoient point eu d'alliance;  Monsieur  TANNEGUY  DU
CHATEL dix-septième du  nom  étoit  réduit  à  de  grandes
extrémités quand on le  poussoit  sur  ce  point,  ce  qui
obligeoit ses amis de lui conseiller  de  prendre  quelque
branche collatéralle moins  sujette  à  caution  et  à  la
médisance. Quoi qu'il en soit, il auroit été long-tems  le
doïen de tous les gardes de la marine et  du  roïaume,  si
Madame la maréchale  de  VILLEROI  ne  lui  avoit  procuré
l'expectative  d'une  lieutenance  dans   les   compagnies
détachées de la marine qui sont aux Isles. Il y vint  dans
le  tems  que  le  marquis  d'AMBLIMONT  étoit  Gouverneur
général  :  il  s'attacha  à  ce  seigneur  qui  étoit  la
meilleure personne du monde, et la  maladie  de  Siam  qui
faisoit de grands ravages l'aiant épargné pendant  qu'elle
emporta grand nombre d'officiers  et  de  prétendans  plus
anciens que lui, il fut facile au marquis  d'AMBLIMONT  de
le pourvoir d'une lieutenance et ensuite d'une compagnie.

     Le sieur DU CHATEL étoit assez bien fait, le tour  du
visage agréable, le teint  beau;  il  disoit  qu'il  avoit
toute la valeur de ses ancêtres,  c'est  ce  que  je  n'ai
garde de  lui  contester;  il  étoit  prompt,  violent  et
emporté; il méprisoit tout le monde, et tout le monde  lui
rendoit la pareille."


 NOTE DESTINÉE A RÉFUTER LES ASSERTIONS CONTENUES DANS LE
 VOYAGE AUX ANTILLES DU PèRE LABAT CONTRE LOUIS-JONATHAS
                   (TANNEGUY) du CHASTEL

     Louis-Jonathas du CHASTEL,  capitaine  de  l'une  des
compagnies de marine  détachées  aux  îles,  chevalier  de
l'Ordre royal et militaire de Saint-Louis,  et  plus  tard
inspecteur général des troupes du Roi aux  Iles  du  Vent,
celui-là même qui, en 1692, à la  tête  d'une  poignée  de
miliciens, défendit si habilement contre  les  Anglais  le
quartier du Marin, eut le  malheur  de  déplaire  au  Père
Labat. Il avait peu aimé  qu'une  soutane  se  targuât  de
commander à ses épaulettes. De plus, il lui  était  arrivé
d'infliger au moyen d'un nerf de boeuf, à un ami intime du 
Père nommé RIGOIS, une correction fameuse qui a  donné  au
nerf de boeuf, dans notre colonie, le nom de rigoise. Inde 
irae; et le bon Père ne sut point résister à la  tentation
fâcheuse de distiller contre lui un fiel amer à travers un 
tissu serré de calomnies.
     On se demande comment ce Père, homme  d'un  si  grand
mérite, ait pu descendre à de telles faiblesses. Quoiqu'il 
en soit, l'illustre  Dominicain  a  manifestement  employé
tout son art et tous ses soins  à  aiguiser,  à  limer,  à
polir le trait acéré qu'il destinait à notre trisaïeul.


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