G.H.C. Numéro 48 : Avril 1993 Page 775

Le début de la révolte de Saint Domingue dans la Plaine
du Cap, vécu par Louis de Calbiac

blancs."  A des nouvelles aussi désastreuses  la  conster- 
nation et la rage se répandent dans tous les coeurs;  tous 
les  hommes  de couleur que l'on rencontre  sont  assommés 
sans  pitié,  et l'on s'assure de tous les blancs reconnus 
sous  le nom de chevaliers d'industrie  (8);  que  d'inno- 
centes  victimes furent immolées dans ces premiers moments 
de désordre, de fureur.

Les mulâtres injustement accusés

 Cependant les mulâtres du Cap protestent qu'ils n'ont pas 
trempé dans cette horrible conspiration;  ils demandent de 
marcher à l'ennemi et offrent pour otages leurs femmes  et 
leurs  enfants.  "Nous n'avons pas besoin de leur secours, 
entendait-on de toute part,  ce sont des traîtres, il faut 
les massacrer tous etc."
    Déjà le glaive était suspendu sur leurs têtes, lorsque 
le  spectacle le plus touchant et le moins  attendu  vient 
défendre  victorieusement leur cause et les arracher à  la 
mort  :  un  bruit  de chevaux et de cris confus  se  fait 
entendre  à  l'entrée de la ville;  tout le  monde  en  un 
instant  s'y transporte;  mais quel tableau  attendrissant 
s'offrit tout à coup aux yeux des spectateurs : une troupe 
de  femmes et d'enfants,  les grâces à demie nues,  pâles, 
tremblantes,  les cheveux épars,  les unes sur les  autres 
dans  des  voitures  et  sur des  cabrouets  escortées  et 
défendues  par vingt mulâtres à cheval le sabre à la main, 
tout couverts de sang,  de poussière et de sueur.  "Voilà, 
Messieurs,  dirent-ils  aux  blancs qui  les  entouraient, 
voilà  vos épouses et vos enfants,  nous nous sommes  fait 
jour  pour  les sauver à travers l'armée  des  ennemis  et 
plusieurs de nos frères y ont même perdu la vie.  Examinez 
ces  voitures percées de cent coups de fusils,  voyez  nos 
blessures, regardez ces sabres teints du sang des barbares 
qui  voulaient vous arracher ce que vous avez de plus cher 
et croyez encore,  si vous le pouvez sans  injustice,  que 
c'est  nous  qui  avons armé les assassins et  les  incen- 
diaires  qui seront bientôt à vos portes si vous  ne  vous 
hâtez pas de les repousser avec vigueur." D'un autre côté, 
on  voyait toutes ces femmes s'élancer vers ces  mulâtres, 
leur tendre les mains en s'écriant: "voilà nos amis et nos 
libérateurs,  nous  leur  devons et l'honneur et  la  vie. 
Français ! des hommes tels que ceux-là méritent d'être vos 
frères." Les larmes coulaient de tous les yeux et l'argent 
volait de toutes parts sur ces gens de couleur... 

La guerre d'embuscade

     Mais   bientôt  on  s'assemble,   les  mulâtres  sont 
déclarés  innocents et l'on accepte leurs offres,  on  les 
arme, on marche à l'ennemi et, partout où on le rencontre, 
on lui fait mordre la poussière;  les hommes de couleur se 
font distinguer dans toutes les attaques.  M.  de  Rouvray 
(9),  qui  acquit beaucoup de gloire dans la guerre d'Amé- 
rique,  s'est mis à leur tête,  ils forment un camp à part 
(ce  camp ayant donné bientôt après des inquiétudes on  le 
fondit dans celui des blancs) et cette petite armée  n'est 
pas la moins redoutable. Dans le moment que je vous écris, 
j'apprends  qu'elle  vient de forcer les  nègres  révoltés 
dans  trois de leurs plus forts retranchements et  qu'elle 
en a taillé en pièces un grand nombre.

     Malgré leur rébellion, notre couleur semble encore en 
imposer à ces âmes féroces, ils n'osent pas nous combattre 
en  face  longtemps,  quoiqu'ils se  trouvent  quelquefois 
cinquante contre un.  Au premier choc,  ils sont rompus et 
renversés.  Bientôt,  ils courent à la débandade se cacher 
dans  les  broussailles,  mais c'est là qu'ils  deviennent 
plus  dangereux,  ils passent leurs fusils à  travers  les 
haies de campêches,  de citronniers (les habitations de la 
plaine  du  Cap étaient fournies d'armes;  plusieurs  même 
avaient  des canons pour rendre plus bruyantes  les  fêtes 
qu'on y donnait de temps en temps.  C'est là où les nègres 
ont trouvé la plupart de leurs armes);  ils vous attendent 
au  passage  et vous assassinent ainsi avec la plus  noire 
trahison.  Ils  ne nous ont tué cependant que très peu  de 
monde parce qu'ils se battent mal et qu'ils ne savent  pas 
charger  leurs  armes;  ce qui nous le prouve  c'est  que, 
malgré qu'ils soient bien armés, il nous arrive souvent de 
les  combattre à force beaucoup plus faible et d'en  faire 
une boucherie horrible sans perdre un seul homme.
     Il y a trois jours que M. de Blanchelande (10) sortit 
du  Cap  à la tête de deux cents hommes.  Il  fit  marcher 
cette petite armée vers un camp fortifié des ennemis à une 
lieue de la ville; à quatre heures du matin, il les avait 

(8) Chevalier d'industrie :  homme qui vit d'expédients et 
souvent d'escroqueries, on peut penser qu'il s'agit ici de 
tous les étrangers au pays. 
(9) Le Noir "marquis" de Rouvray (Laurent-François)
Né  à Boynes (Loiret) le 10 08 1733,  enseigne au régiment 
de La Serre le 22 03 1756,  lieutenant le 01 11  1756,  il 
servit au Canada et y fut blessé. Capitaine le 01 09 1760. 
Chevalier de Saint Louis en 1761.
Enseigne aux Cent Suisses.  Il obtint un brevet de colonel 
à  Saint-Domingue  le 20 04 1768 et prit part au siège  de 
Savannah à la tête de ce corps. Selon Tarragon : 
"nous  nous  aperçûmes que  M.  de  Rouvrai,  colonel  des 
mulâtres de Saint-Domingue,  n'était pas militaire,  et il 
ne  nous l'a que trop prouvé depuis" (journal publié  dans 
le  carnet de La Sabretache en 1934  p.  406).  Inspecteur 
Général  des  milices mulâtres et nègres libres le  05  07 
1781.  Brigadier le O5 12 1781.  Maréchal de camp le 09 03 
1788.
Il avait établi sa fortune en acquérant des créanciers des 
Jésuites  leur sucrerie du Terrier Rouge et leur  caféière 
de Port Saint-Louis. Il fut élu député suppléant de Saint- 
Domingue  aux Etats Généraux,  mais il ne siégea  pas.  Il 
fréquente  le club de Valois et de l'Hôtel Massiac,  qui à 
la fin de l'année 1789 assuma les frais de la  publication 
de sa brochure intitulée DE L'ETAT DES NEGRES,  destinée à 
provoquer  la  protestation  du monde maritime  contre  la 
Société  des Amis des Noirs en vue de la faire  supprimer. 
Il revint à Saint-Domingue en 1790,  et fut employé  comme 
maréchal  de  camp  au moment des  premiers  troubles.  Il 
s'embarqua  pour les Etats Unis en octobre  1790.  Mort  à 
Philadelphie le 18 07 1798.
(10) Philippe-François  Rouxel de Blanchelande,  1735  (et 
non  1755 comme indiqué dans Thénot)- 1793,  a succédé  au 
gouverneur  général de Peinier (ou Peynier) parti pour  la 
France fin 1790.  Il sera remplacé en 1792 par d'Esparbès, 
lui-même  remplacé  par Galbaud du Fort  qui,  après  juin 
1793, se réfugie aux Etats Unis.




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