G.H.C. Numéro 43 : Novembre 1992 Page 684
Le docteur ARMAND CORRE (1841-1908) et Nos Créoles
Claude Thiébaut
Dans le dernier G.H.C. (octobre 1992, n° 42, p. 659),
en note, quelques lignes discrètes à propos du docteur
Corre "qui vécut aux Antilles à la fin du siècle dernier,
auteur de quelques ouvrages dont nous espérons une
réédition". Message reçu 5 sur 5, d'où ces quelques
nouvelles à propos du travail en cours.
Le "tapuscrit" (1) de ma réédition de "Nos Créoles"
est presque bon à envoyer à L'Harmattan. Le texte a été
établi à partir des deux éditions (1890 et 1902) et du
manuscrit (conservé à Nantes), des exemplaires personnels
de l'auteur (conservés à Lyon et à Versailles), annotés
par lui, pleins de coupures de presse, de lettres reçues
des quatre coins du monde (notamment de Martinique et de
Guadeloupe).
La bibliographie est enfin achevée, et ce ne fut pas
une mince affaire, étant donné son ampleur (15 livres et
des articles innombrables) et surtout à cause de sa
dispersion dans des revues fort diverses, illustres ou
confidentielles, revues de médecine, de linguistique, de
sociologie, d'histoire, revues de vulgarisation scienti-
fique, etc. Est évoqué, pour chacune des publications,
l'accueil par la critique, en France et à l'étranger, par
les chers confrères, les lecteurs amis ou ennemis, entre
autres les Créoles. Certaines revues étaient assez confi-
dentielles, notamment celles où il publie pendant son
avant-dernière période, fort marquées "à gauche", voire
anarchistes. A la fin de sa vie, il est tout entier
historien de sa Bretagne natale.
Il fut, pourrait-on dire, spécialement intéressé par
tout. Il écrit et publie sur tout ce qui bouge. Les
voyages ont-ils été pour lui aussi "un exercice profi-
table" ? Ils fondent son expérience de l'Autre et du
Divers : il a séjourné au Mexique et au Cambodge, à
Pondichéry, à Madagascar et au Sénégal. Sans oublier la
Martinique, en 1861-1865, au début de sa carrière, ni
surtout la Guadeloupe, son dernier séjour lointain, en
1883-1885. Il a participé à l'évolution de l'ethnographie
en ethnologie. Il a connu toutes sortes de milieux,
médecins, magistrats, politiciens et administrateurs,
publicistes, éditeurs, etc. Et les historiens bretons. De
plus, il est lui-même un lecteur enragé.
Il a fallu suivre ce voyageur à la trace. La plus
grande partie de sa correspondance est à Quimper. Sa
biographie est enfin écrite. On le verra : il gagne à être
connu. C'est une intéressante figure de médecin du XIX°
siècle, Jacques Léonard et Dominique Taffin l'ont déjà
quelque peu évoqué. Son rôle comme chercheur n'est pas
négligeable. Certes, il s'est beaucoup trompé (c'est
toujours facile à dire, après). Ainsi, il a eu tort de
contester les travaux de Charles Finlay à propos de la
fièvre jaune, d'ironiser sur les théories pastoriennes, de
contester le docteur Laveran, futur Prix Nobel de médecine
mais il est intéressant comme illustration des résistances
que la médecine nouvelle eut à vaincre. Et puis, c'est lui
qui a formé Albert Calmette, dirigé sa thèse.
La difficulté, la voilà : peu après la Guadeloupe,
Corre est en retraite de la marine, il n'est donc plus
tenu à la même réserve et peut enfin tout dire : coup sur
coup il publie "Le Crime en pays créoles" puis "Nos
Créoles". Il avait longtemps rongé son frein, maintenant,
il exagère. Gabriel Debien qui, le premier, s'est préoc-
cupé de lui, l'évoque comme un "caractériel". Corre est
alors un aigri car il est trop tard pour que le pouvoir
politique et l'administration reconnaissent ses mérites.
Pas facile de faire la part du vrai et du partial dans son
témoignage. Mais en même temps, quel observateur sur le
plan des moeurs privées et publiques ! Jack Corzani l'a
souligné avec raison dans sa thèse sur la littérature des
Antilles-Guyane. Corre n'avait plus rien à perdre.
Résultat, il n'est pas complaisant à l'égard des puissants
du moment et des modes.
Indiscutablement, il échappe au mythe des Iles
fortunées. C'est assez rafraîchissant dans l'abondante et
lénifiante littérature exotique. Le mythe a la vie dure.
Pendant longtemps encore, on parlera du Paradis des
Antilles françaises et l'industrie touristique, plus
puissante aujourd'hui que jamais, est fort intéressée à sa
pérennité. Les paysages sont absents de ses livres, mais
assurément pas les gens, leur manière d'être, leur langue.
Il est un des premiers, lui le métropolitain, à considérer
comme langue ce que beaucoup, même parmi les Créoles de
son temps, considéraient comme patois : pour preuve le
soin avec lequel il édite et traduit proverbes, chansons,
contes et scènes de comédies en créole. Quand on compare
ce qu'il en dit à ce qui se publiait alors, on voit la
différence entre intérêt vrai et condescendance amusée.
Ce qu'il dit, la III° République et le lobby colonial
n'ont pas voulu l'entendre. Ce médecin militaire était
antimilitariste et anticolonialiste. Il affirme que la
violence et le crime sont à la base de toute entreprise
coloniale. Il voulait rappeler à l'opinion l'importance
des problèmes raciaux qui se posaient de son temps en
Guadeloupe et en Martinique, alors que le pouvoir poli-
tique affirmait que la page était tournée depuis
l'abolition officielle de l'esclavage en 1848 et depuis
l'octroi par la République du droit de vote pour tous. Les
notables locaux n'ont pas plus apprécié que les bureaux
parisiens. Mais ce qu'il disait alors, il n'est pas sûr
qu'on ait envie de l'entendre aujourd'hui non plus. Il est
assurément plus confortable de refuser de le lire pour
cause de racisme. Il était certes raciste, mais comme tout
le monde à l'époque, comme les Blancs, et les Mulâtres, et
les Nègres eux-mêmes. En fait, ce raciste était un huma-
niste, ni plus ni moins que Jules Ferry ou Monseigneur
Lavigerie. Cela demande quelques explications.
Et puis Corre rappelle quelquefois des faits que, pas
plus aujourd'hui qu'hier, on n'a envie de prendre vraiment
en compte. Que par exemple les premiers colons blancs
avaient été des aventuriers peu recommandables, même si
leurs descendants se sont plus tard inventé une origine
aristocratique. Qu'il y a eu extermination des Caraïbes
(le mot "génocide" n'existait pas encore). Que l'exploi-
tation servile fut une réalité atroce (d'aucuns préfèrent
raconter des histoires de bons maîtres et de bons
serviteurs bien soumis). Que l'exploitation a continué
après l'abolition, avec la complicité des administrateurs.
(1) NDLR L'auteur nous a envoyé le présent article sur
disquette, évitant à la secrétaire d'avoir à le taper et à
faire des fautes de lecture, comme pour un "manuscrit".