G.H.C. Numéro 49 : Mai 1993 Page 792

Magnifique trouvaille sur PRIVAT d'ANGLEMONT

nouvelle  de  Charles BAUDELAIRE.  Il se révèle  comme  le 
modèle  dont s'est servi le poète inspiré,  en y apportant 
ses  couleurs  caractéristiques.   Il  écrit  lui-même   : 
"Quelques  lecteurs  scrupuleux et amoureux de  la  vérité 
vraisemblable  trouveront  sans doute beaucoup à redire  à 
cette histoire,  où pourtant je n'ai eu d'autre besogne  à 
faire   que  de  changer  les  noms  et  d'accentuer   les 
détails..." (p. 56 G/F).
  Cette affirmation peut être interprétée de deux façons : 
je  rapporte  une histoire vraie et ne fais que  brouiller 
les  pistes en changeant les lieux de l'action et  l'iden- 
tité des personnages ; ou bien : je n'ai fait qu'adapter à 
ma manière une histoire écrite par un autre.
  C'est  la  seconde  hypothèse  qu'adoptera  le  lecteur. 
Marcel  RUFF  avait  dû subodorer  cet  emprunt  :  "Comme 
STENDHAL, coutumier du procédé, BAUDELAIRE est fort habile 
à  s'approprier  le bien des autres  (Samuel  Cramer  s'en 
vante  sans scrupule dans "La Fanfarlo") et à lui conférer 
sa propre originalité ... etc." (12).

     Il y a lieu,  à présent,  de comparer. Mais rappelons 
brièvement   l'argument  de  "La  Fanfarlo".   Madame   de 
Cosmelly,  en  promenade au jardin du Luxembourg  avec  sa 
dame de compagnie,  Mariette,  rencontre un ami d'enfance, 
Samuel Cramer.  Au cours de leur entretien,  elle lui fait 
part de ses déboires matrimoniaux :  M.  de Cosmelly s'est 
entiché  d'une  danseuse,  La Fanfarlo,  et  la  délaisse. 
Samuel  Cramer  s'engage alors à mettre un terme  à  cette 
idylle intempestive,  et ... tombe lui-même amoureux de La 
Fanfarlo !

     Ledit  roman  "La Grande Coquette" est simplement  la 
même  histoire  :  les deux héros,  en un cas  comme  dans 
l'autre, restant les dindons de la farce. Voici l'anecdote 
chez  Alexandre PRIVAT d'ANGLEMONT :  un soir  de  janvier 
1839,  Paul  de  Plouermel  rencontre inopinément  rue  de 
Tournon  (13),  Blanche de Kermadec,  une ancienne liaison 
connue  à Brest voilà six ans.  Elle lui  apprend  qu'elle 
s'est  mariée  à Amaury de Kermadec,  mais celui-ci  ayant 
assez  de  son séjour provincial,  ils se sont  à  présent 
installés à Paris.  Depuis,  Amaury a retrouvé ses anciens 
amis  (et amies),  entretient une danseuse,  Anastasie  de 
Saint-Valéry. En galant homme qu'est Paul de Plouermel, et 
surtout dans le but de reconquérir Blanche de Kermadec,  à 
l'instigation  de cette dernière il acceptera  de  circon- 
venir  la danseuse en devenant son amant,  pour mettre  un 
terme aux amours clandestines d'Amaury de Kermadec.
  
  Paul de Plouermel est reçu par Juliette, la soubrette de 
madame Anastasie de Saint-Valéry : elle l'informe qu'il ne 
peut  être reçu sur l'heure,  sa maîtresse s'exerçant à un 
nouveau  pas de danse,  et l'invite à repasser  une  heure 
plus tard.  A l'heure dite,  Paul de Plouermel se présente 
et  à peine a-t-il le temps de bien consommer son  forfait 
qu'arrive  inopinément  Amaury  de  Kermadec !   Paul   de 
Plouermel,  aidé  de  Juliette,  s'enfuit par un  escalier 
dérobé en oubliant ses gants !  Mission accomplie, Paul de 
Plouermel  espère  enfin bénéficier du prix de  sa  "bonne 
action" dans le coeur de Blanche de Kermadec ...
  De celle-ci il recevra une lettre ainsi libellée :
 "Monsieur,  je  vous remercie du service que vous  m'avez 
rendu  ;  j'admire votre adresse,  je vois que vous  devez 
être  un homme bien dangereux et bien séduisant pour avoir 
réussi si promptement. Je me défie trop de mes forces pour 
vous accorder le rendez-vous de demain.  D'ailleurs,  avec 
la  meilleure bonne volonté du monde,  je ne  pourrai  m'y 
trouver  car  je  pars ce soir pour Brest avec  mon  mari. 
C'est  à  vous que je dois ce bonheur,  je vous  en  aurai 
reconnaissance.  Si  vous  avez des  commissions  pour  la 
Bretagne,  je m'en chargerai avec plaisir.  Daignez me les 
faire remettre avant six heures.
 Votre dévouée,
 Blanche, Comtesse de KERMADEC.
P.S. Je vous renvoie les gants que vous avez oubliés".

  Pour l'intelligence de notre mémoire en défense,  repro- 
duisons la lettre adressée par Madame de Cosmelly à Samuel 
Cramer :
 "Merci,  Monsieur,  mille fois merci !  Mon bonheur et ma 
reconnaissance vous seront comptés dans un meilleur monde. 
J'accepte.  Je  reprends  mon  mari  de vos  mains  et  je 
l'emporte  ce  soir  à  notre terre de  C***  où  je  vais 
retrouver  la santé et la vie que je vous  dois.  Recevez, 
Monsieur,  la promesse d'une amitié éternelle.  Je vous ai 
toujours  cru trop honnête homme pour ne pas préférer  une 
amitié de plus à toute autre récompense".
  Dans le premier billet,  on peut noter :  "Monsieur,  je 
vous remercie ...  car je pars ce soir pour Brest avec mon 
mari.
  Dans le second : "Merci, Monsieur, mille fois merci !... 
Je reprends mon mari de vos mains et je l'emporte ce  soir 
à notre terre de C***...".

     Pour clore cette esquisse,  observons que de Cosmelly 
rime bien avec Anastasie de Saint-Valéry et Mariette, dame 
de compagnie de la première,  avec Juliette, la chambrière 
de  la seconde.  Que Samuel Cramer,  tout comme le vicomte 
Paul de Plourmel vinrent à deux reprises sur le théâtre de 
leurs forfaits.  Le premier trouva chez sa maîtresse  "des 
bouts de cigare et des feuilletons" (p. 69 G/F), le second 
abandonna  chez son amante de l'instant sa paire de gants. 
Quant aux domiciles des deux héros,  BAUDELAIRE a cru  bon 
de  choisir la ville de Lyon,  située à l'opposé de Brest, 
ville   élue   dans  son  roman   par   Alexandre   PRIVAT 
d'ANGLEMONT.

    Qu'en est-il des deux oeuvres, littérairement parlant, 
puisque sur le plan des situations et de l'intrigue, elles 
sont  moins  qu'étrangères  ?   La  différence  n'est  que 
formelle  - ce qui se conçoit aisément - puisqu'il  s'agit 
de  l'expression  de deux tempéraments d'hommes  racontant 
une  histoire identique.  Si l'on devait  définir  chacune 
d'elles,  "La  Fanfarlo" est d'une esthétique  châtoyante, 
alors  que  "La  Grande Coquette" est  parée  d'un  humour 
coulant de source animé par la spontanéité de l'écriture.
  Là, l'oeuvre d'un esthète ordonné, ici celle d'un bohème 
désargenté  qui  boucle un feuilleton sur un  guéridon  de 
café ou au marbre de son journal.

     Ce  qui  est sidérant - pour ne pas user  d'un  autre 
qualificatif - c'est qu'aucun des contemporains de Charles 
BAUDELAIRE,  commentateurs  satisfaits de  "La  Fanfarlo", 
n'ait  fait  le  rapprochement avec "La  Grande  Coquette" 
d'Alexandre  PRIVAT  d'ANGLEMONT,  "roman"  paru  en  deux 




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